Au petit jour, les fonctionnaires Abou Asaad et Abou Abdo monte chacun
dans un micro-bus: le premier pour gagner un quartier rebelle et le
second le secteur gouvernemental d'Alep, ville syrienne coupée en deux
par la guerre.
Ce trajet prenait dix minutes avant que les combats ne scindent la ville
en juillet 2012. Il dure aujourd'hui dix heures et les deux hommes vont
braver de terribles dangers.
Abou Asaad, 45 ans, chauffeur dans un organisme d'Etat, rentre chez lui
après avoir travaillé dix jours d'affilée. Il attend à une station de
bus de New Aleppo, un quartier tenu par le régime à l'ouest, pour
regagner son appartement à Chaar, dans l'est, contrôlé par les insurgés
de l'Armée syrienne libre (ASL).
Ces deux points ne sont distants que de cinq kilomètres mais il lui
faudra en faire plus de 400. Il doit traverser la zone tenue par l'armée
jusqu'à Attriya, puis bifurquer vers l'est dans un véritable "no man's
land" désertique, avant d'arriver à Al-Bab, une zone tenue par le groupe
jihadiste de l'Etat islamique. Puis le bus approche de nouveau à Alep.
"Avant d'arriver au poste de l'EI, les femmes se mettent derrière et se
voilent intégralement. N'ayant pas le droit de voyager seules, selon la
loi imposée par les jihadistes, il faut faire en sorte qu'elles soient
accompagnées par un mari ou frère. Je vérifie tout, sinon c'est moi qui
trinque", raconte à l'AFP le chauffeur Mohammad, qui effectue trois
voyages par mois.
Chaque trajet est une plongée dans l'inconnu pour Abou Asaad. "Le
jihadiste de Daesh (acronyme arabe de l'EI) monte à bord, armé non pas
d'une kalachnikov mais d'un sabre. Il vérifie les papiers de chacun,
fait descendre les suspects en les menaçant de son arme. Je dis que je
suis tailleur car si j'avoue que je suis fonctionnaire, il me jettera en
prison", confie-t-il plein d'effroi.
Mais chacune des trois forces -l'EI, les rebelles et le régime - possède
listes et ordinateurs. "Une dénonciation ou une erreur, et vous pouvez
disparaître", dit-il.
Alep est séparée par une ligne de front qui court du nord au sud. Les
rebelles contrôlent plus de la moitié de la ville, le régime moins de
40% et les Kurdes 10%. Un point de passage périlleux à Boustane al-Qasr,
dans le centre, a fermé il y a un an, à cause des francs-tireurs.
Abou Abdo, qui vient du quartier rebelle de Sakhour (est), emprunte la
même route qu'Abou Asaad, mais en sens inverse, pour rejoindre le
ministère où il travaille. "Notre voyage d'un secteur d'Alep à l'autre
est semé d'embuches. On le faisait en 10 minutes; maintenant il faut 10
heures à cause du grand détour", assure-t-il.
"Il y a beaucoup de points de contrôle et de danger sur la route, mais
je dois faire ce trajet car je suis un fonctionnaire et c'est ma seule
source de revenu. Je l'effectue parfois deux à trois fois par semaine.
Que Dieu est pitié de nous", témoigne-t-il.
La guerre a fait bondir le prix du trajet, de 20 LS avant à 2.500 LS
(12,5 dollars) aujourd'hui à partir de la zone gouvernementale.
Quelque 800 personnes se rendent chaque jour dans les quartiers rebelles
et à peu près le même nombre en partent, selon Mounir, en charge de la
station de bus.
Ceux qui partent de la zone gouvernementale assurent devoir payer des
bakchich aux rebelles de l'ALS et les autres accusent des soldats
gouvernementaux d'en faire autant.
Les chauffeurs redoutent surtout le passage dans la zone contrôlée par
l'EI. L'un d'eux assure avoir reçu 30 coups de fouet pour s'être rasé de
trop près alors que les jihadistes se laissent pousser la barbe mais se
rase la moustache.
Un autre, Abou Omar, a été flagellé car il avait oublié d'éteindre sa
radio qui diffusait de la musique, interdite chez les jihadistes. Un
troisième est resté 48 heures en prison jusqu'à ce qu'il récite
correctement une prière.
Beaucoup allument une dernière cigarette avant de monter dans les bus car fumer est interdit par l'EI.
"C'est
la route de la peur. Devoir sortir de la ville, rouler des heures dans
le désert pour rejoindre un autre quartier de la ville c'est absurde.
Mais cette division d'Alep est elle-même absurde", confie Abou Ahmad,
venu voir son médecin en zone gouvernementale.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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