lundi 20 octobre 2014

Tunisie : Kairouan l'indécise à l'heure des Législatives (Stéphanie Wenger)

Un petit cortège de voitures s'éloigne de Kairouan. Au bord de la route, les maisons sont couvertes de guirlandes de piments rouges que l'on fait sécher après la récolte. Hormis quelques coups de klaxon pour attirer l'attention des habitants qui saluent parfois de la main, le passage est discret. Par les fenêtres ouvertes, des drapeaux flottent au vent. Ils sont frappés du logo d'Ennahda. Le parti islamiste qui a raflé ici près de 43 % des votes lors des premières élections libres en 2011 est en campagne.
Les voitures quittent la route et empruntent une piste ocre que longent des figuiers de barbarie. Un arrêt minuté au milieu de nulle part : on distribue des tracts avec le numéro de liste qu'il faudra cocher le jour J. Les deux candidats, têtes de listes et députés sortants, Mahmoud Gouia et Farida Laabidi, échangent quelques mots avec les habitants. "On est plutôt bien accueillis, mais certains nous demandent pourquoi il n'y a pas d'eau, se plaignent de l'état des routes, reconnaît Farida Laabidi. On explique que la Constitution, la mise en place de l'instance électorale nous a pris du temps. Nous avons passé presque trois ans au pouvoir, il est normal que l'on soit critiqués."
 

Des candidats pris à parti

Puis le cortège repart, direction Bir Jdid, un autre village. Sur la rue principale, une mosquée, quelques échoppes et un café. Candidats et militants ont prévu d'y rencontrer les habitants. "Vive Béji !" lance un homme au passage du petit groupe. Il fait référence à Béji Caied Essebsi, le leader de Nidaa Tounès, principal parti opposé à Ennahda. Un militant évacue l'incident :"Ils s'imaginent que Béji va augmenter le prix du vin..."
Les chaises sont installées en cercle, mais, avant même que la discussion ne commence, un jeune client proteste : cette rencontre constitue une réunion politique et n'a pas été autorisée. Sûrs de leur droit, les candidats préfèrent pourtant éviter les tensions et se préparent à partir. Si Salah a pourtant des choses à dire aux députés sortants : "Tout ce qu'on demande, c'est l'eau courante dans le village. L'école primaire n'en a pas et il n'y a pas d'électricité pour faire fonctionner un puits." C'était déjà le cas il y a trois ans, précise le vieil homme de 64 ans : "On doit aller à 6 kilomètres pour chercher de l'eau."
Pris à partie, les candidats se justifient, expliquent qu'il leur était difficile d'agir. Que leur mandat a été consacré à la Constitution, une tâche immense. Si Salah est presque convaincu : "C'est vrai qu'il y a encore beaucoup de corruption, l'ancien régime est toujours en place et a empêché Ennahda de faire son travail... Il faut patienter." Il ne sait pas encore pour qui il votera dans une semaine.
 

Une ville délaissée

Retour à Kairouan et changement de décor. Un magasin de meubles dans le centre-ville. Nous sommes chez l'oncle de Makram. Le jeune homme et ses amis ont presque tous voté pour le parti islamiste en 2011. Ce ne sera pas le cas en 2014. Makram, la vingtaine, est prof de sport mais n'a pas trouvé de poste et gère un café qu'il a monté grâce à l'aide de sa famille. "Je n'ai pas voulu tomber dans le piège du chômage, mais d'autres n'ont pas cette chance", commente-t-il. "Ennahda a été un recul en arrière. Ils sont trop conservateurs, ont accusé beaucoup de Tunisiens d'être des mécréants." Il milite aujourd'hui pour Afek Tounes, un parti libéral, convaincu que ce parti reconnaît "une vraie valeur à la jeunesse".
À regarder les chiffres, Kairouan, la troisième ville du pays, et son gouvernorat sont dans une situation préoccupante : le taux de pauvreté est supérieur d'un tiers à la moyenne nationale. Les offres d'emploi sont quasi inexistantes. La ville souffre d'être enclavée, pourtant Sousse et la côte ne sont qu'à 60 kilomètres. Beaucoup trouvent donc du travail ailleurs : le taux de chômage est égal à la moyenne nationale.
Pas un cinéma dans la ville ni un jardin public, se plaint aussi le groupe d'amis. Yehyia est cadreur, il travaille à Tunis. "J'ai voté Ennahda en 2011, à cause de leur passé et de leur programme. Je pensais qu'ils nous débarrasseraient des membres de l'ancien régime." À sa gauche, Anis aussi en veut au parti islamiste qui a dirigé la coalition au pouvoir pendant trois ans : "J'avais confiance, j'attendais qu'ils relèvent l'économie." Le jeune homme qui a étudié la pharmacie en Roumanie travaille désormais dans l'officine de son père. Son choix a aussi été idéologique en 2011. "Je suis islamophile", explique-t-il. "Mais je les rends responsables de l'apparition du terrorisme. Rached Ghannouchi s'est adressé aux salafistes en disant nos enfants. Nos forces de l'ordre ont été attaquées." À part Makram qui milite pour Afek Tounes, les autres ne savent pas pour qui voter, mais ce ne sera pour aucun des deux grands partis, Ennahda ou Nidaa Tounes.
 

Salafistes et charia

Miled, la cinquantaine, a aussi voté Ennahda en 2011. Lui est un déçu du parti islamiste, mais pour des raisons opposées : "Les questions de vie quotidienne sont importantes, mais c'est la religion qui m'intéresse le plus." Selon lui, le parti a abandonné ce terrain : "Ennahda voulait baser la Constitution et la loi sur la charia, mais l'opposition n'a pas accepté, et ils ont cédé."
En mai 2012, Kairouan accueille le congrès fondateur d'Ansar al-Charia, l'organisation salafiste. L'endroit n'a pas été choisi au hasard. Kairouan est une des villes saintes de l'islam. Quelques milliers de jeunes hommes, barbes fournies et vêtus de kamis, débarquent dans l'enceinte de la ville. Les murs de la médina gardent à certains endroits des pochoirs de drapeaux noirs frappés de la chahada, la profession de foi musulmane. L'étendard est connu aujourd'hui comme le drapeau de l'organisation État islamique. En 2013, le Congrès de l'organisation n'est pas autorisé par le gouvernement d'Ali Larayedh, Premier ministre d'Ennahda. L'organisation sera classée terroriste en août 2013. Une décision que Miled condamne : "Tous ne sont pas terroristes, Ennahda a été trop dur avec les salafistes." Il tient à se déplacer le jour des élections, votera sans doute blanc. Même déçu, il concède : "Si je vote, ce sera pour Ennahda, c'est le seul parti qui n'écarte pas la religion de la vie publique, mais j'attends qu'elle retrouve sa place."
En mai 2012, lorsque les salafistes débarquent à Kairouan, Moataz, lui, préfère quitter la ville. Il reconnaît avoir été inquiet. Depuis sa création au printemps 2012, il est impliqué dans Nidaa Tounes, le parti créé par Béji Caied Essebsi, 87 ans, ministre sous Bourguiba, président du Parlement sous Ben Ali, et aujourd'hui principal leader de l'opposition à Ennahda. Il n'a pas voté en 2011 : "Je n'étais pas convaincu par les autres partis, les zéros virgules [en référence au faible score qu'ils ont obtenu, NDLR] vont commettre les mêmes erreurs : seul Nidaa est capable de battre Ennahda. Ceux-ci ont joué sur la peur de l'ancien régime, se sont posés en victimes ou ont parlé au nom des pauvres, mais aujourd'hui le masque est tombé."
 

Retour de l'ancien régime

À Kairouan, 61 listes s'affronteront le 26 octobre prochain pour 9 sièges à l'Assemblée. La plupart sont inconnues, leur nombre très important accroît la confusion des Kairouannais. "Avec des listes éparpillées, c'est le plus fort qui va gagner", juge Inès, psychiatre. Elle ne votera pas pour Ennahda cette fois-ci, mais pas non plus pour Nidaa Tounes : "Il y a des têtes que je ne veux pas revoir. Pour eux comme pour la plupart des partis, à part être anti Ennahda, le programme n'est pas clair. Ennahda a fait des erreurs, mais on leur a mis beaucoup de bâtons dans les roues."
Sur un mur d'école, un quadrillage de peinture noire, un homme vient de badigeonner une affiche de colle blanche, dans une des cases juste en dessous, le programme du parti de la modernité. Il se présente : Abderraouf Bazaoui, avocat président du parti et tête de liste. Il raconte ses années dans les structures du RCD, le parti de Ben Ali. Ses mandats de député de Kairouan, puis sa mise au placard lorsqu'il perd les élections du comité central, frauduleuses selon lui. Plusieurs cadres de l'ancien régime se sont portés candidats pour ces élections. À Kairouan, le nom de Mohamed Ghariani, originaire de la ville, est souvent prononcé. L'ancien secrétaire du RCD ne se présente sur aucune liste, mais il a été "recruté" par Nidaa Tounes, plus précisément comme conseiller politique de Béji Caied Essebsi, son président. Un ralliement qui fait des remous à l'intérieur même du parti. "Ghariani a tout un carnet d'adresses qui peut être très utile à Nidaa", estime Abderraouf Bazaoui.
Abdel est un guide non accrédité par le ministère, un de ceux qui abordent les touristes, comme un habitant dévoué qui se propose de les orienter, puis finit par monnayer ses services. Il vient de repérer un groupe de motards italiens qui achève une excursion dans le sud et tente d'attirer leur attention. "J'ai vendu des tapis pendant 21 ans, depuis 2013, le tourisme est mort, c'est fini. Tout le monde a voté pour Ennahda, on croyait qu'ils étaient propres. Il n'y a plus de travail. Le prix du kilo de viande a doublé ! Je suis perdu avec toutes ces listes. Je vais voter Béji car il connaît bien les Tunisiens, il a de l'expérience depuis Bourguiba. De toute façon, nous ne sommes plus au temps de Ben Ali. On choisit quelqu'un pour cinq ans ; si ça va, il continue. Sinon, il s'en va..."
 
(20-10-2014 - Par )

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