vendredi 27 septembre 2013

Tunisie : le tour de vis face à la liberté d'expression (Stéphanie Wenger)

Bras dans le dos, tête baissée, Klay BBJ a accusé le choc : ’’six mois de prison ferme" pour outrage à agent et atteinte aux bonnes moeurs. Dehors, les gamins de l’école d’à côté, qui l’avaient accueilli à son arrivée au tribunal d’Hammamet avec sifflets et applaudissements, sont d’abord hésitants, puis ils improvisent une manif : ’’Libérez Klay !’’ crient-ils en soulevant des nuages de poussière sous le regard courroucé d’une surveillante.
"Ce verdict est catastrophique : les juges continuent à creuser la tombe de la liberté d’expression dans ces procès dus au harcèlement policier", dénonce Thameur Mekki, journaliste et membre du comité de soutien. Klay BBJ est le second rappeur tunisien à être incarcéré en quelques mois seulement.
Weld el 15 avait déjà été condamné à deux ans de prison pour son morceau brutal "Boulicia kleb" ("Les policiers sont des chiens"), une peine ramenée en appel à six mois avec sursis, début juillet. Le mois suivant à Hammamet à l’issue d’un concert, il est arrêté avec Klay BBJ. Ils sont passés à tabac, relâchés, mais jugés fin août sans avoir été convoqués à leur procès, verdict : un an et neuf mois ferme pour Weld el 15 et Klay BBJ, pour outrage à agent, diffamation et outrage public. Ils assurent pourtant ne pas avoir interprété la fameuse chanson ni proféré d’insultes. Weld el 15 s’est enfui, mais Klay BBJ avait décidé de faire opposition au jugement.
Les rappeurs ne sont pas un cas à part. Ces dernières semaines, les procédures se sont multipliées contre les artistes, mais aussi contre les journalistes. À la mi-septembre, l’arrestation de Zied el-Héni a fait beaucoup de bruit, ce journaliste, très critique déjà sous Ben Ali, reprochait à un juge d’avoir fabriqué des preuves pour poursuivre un de ses confrères : un caméraman coupable d’avoir filmé un lancer d’oeufs sur le ministre de la Culture. Cet affront lui a valu deux jours en prison. Il est libre, mais toujours poursuivi, tout comme son collègue caméraman d’ailleurs, au même titre que le lanceur de projectiles. Tous risquent la prison. À la suite de cette affaire, la profession s’est mobilisée, une grève le 17 septembre a été suivie à plus de 90 %, selon le syndicat des journalistes.
Tous ceux dont la parole accuse ou égratigne les autorités semblent être dans le collimateur. Comités de soutien, syndicats ou citoyens ordinaires tentent de se mobiliser pour préserver ce qui devrait être un des acquis de la révolution : le droit à la libre expression. Lors de ces manifestations, les accusations sont légion contre le parti Ennahda, les autorités dans leur ensemble, mais aussi un système - lois et procédures - hérité de l’ancien régime et sur lequel les institutions actuelles s’appuieraient abusivement. Mokhtar Trifi est avocat et habitué à monter à la barre pour défendre ces causes : "C’est une mauvaise façon de gouverner le pays, rien ne sera possible en Tunisie sans liberté d’expression. On refuse un retour à la peur et à la répression : c’est le support principal de la dictature."
Walid Zarrouk ne dit pas autre chose et il en a fait lui-même les frais. Le 9 septembre, ce membre du syndicat des prisons disait sa colère : "Il faut dire la vérité : il y a des jeunes qui se font agresser par la police. Weld el 15 a été grossier et ne devrait pas viser tous les policiers, mais pour beaucoup de jeunes, c’est cette image qui est vraie ! Pourquoi ne résout-on pas les problèmes de corruption, de violence ? Pourquoi ne pas abolir ces lois, arrêter les procès politiques ? A-t-on fait une révolution pour mettre des chanteurs et des caméramans en prison ?" Quelques heures à peine après ses propos, le responsable syndical était lui aussi incarcéré pour avoir, en d’autres occasions, dénoncé une justice politique et accusé certains hauts fonctionnaires.
Amna Guellali de l’ONG Human Rights Watch a l’impression d’"une escalade de la répression contre les libertés. Il est vrai que le cadre législatif est archaïque, surtout pour les délits d’opinion. Mais la justice continue à agir aussi comme un instrument de l’ordre idéologique dominant ou à se mettre carrément au service de ceux qui détiennent le pouvoir." Human Rights Watch est l’une des rares organisations à se mobiliser pour Jabeur Mejri, blogueur condamné à 7 ans de prison pour des écrits jugés blasphématoires.
Le ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle* reconnaît l’archaïsme de l’arsenal répressif. "Après deux ans de démocratie, il y a encore beaucoup de réformes à faire pour garantir la liberté d’expression", reconnaît le porte-parole Chekib Derwich. Mais il ajoute qu’il veut tenir une position "médiane" : "Un artiste ne peut pas vivre sans liberté, elle est nécessaire à son travail, il faut se montrer très tolérant, mais un fonctionnaire a le droit de saisir le juge s’il se sent offensé par une oeuvre. C’est au juge d’examiner le contexte et de prendre en compte la nature particulière du travail de l’artiste." Le ministère des Droits de l’homme, s’il s’oppose aux peines privatives de liberté, refuse aussi d’intervenir dans les procès en cours, "une ligne rouge", selon lui. "Il faut prendre en compte les préjudices sans compromettre la liberté d’expression", résume Chekib Derwich, reconnaissant l’’’embarras" de son ministère à la suite de toutes ces affaires.
Juste avant son procès ce jeudi, Klay BBJ restait optimiste : ’’Cette répression est le signe que nous [les rappeurs] sommes sur la bonne voie. C’est la preuve que les choses sont en train de changer.’’ Incarcéré à la prison de Mornag, il a fait appel du jugement.

(27-09-2013 - Par Stéphanie Wenger )

* chargé notamment des dossiers de violation des droits sous la dictature

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