mercredi 18 novembre 2015

Moyen-Orient : La Femme et les droits civils dans le monde arabe (Marie Nassif-Debs)

Historiquement, les droits civils sont les premiers droits de l’Homme qui ont été reconnus dans les Constitutions, tant dans celles de pays occidentaux que de certains pays arabes et autres. En principe, ce sont des droits qui visent à protéger les personnes vis-à-vis de l’État et  imposent aux États le devoir de les préserver.
Ils sont souvent liés aux droits politiques avec lesquels ils forment un ensemble presque indissociable.


Les droits civils : définition et principe

Pourquoi disons-nous « droits civils » ? Tout simplement parce qu’ils sont liés à l’état civil d’une personne. D’où, si nous voudrions définir ces droits, nous disons que ce sont les droits inhérents au respect de la vie privée et de la vie familiale.
Ils comprennent, entre autres : le droit à la liberté (physique, politique, spirituelle), le droit à la sûreté, le droit à la liberté du mouvement (ce qui veut dire la possibilité d’aller et de venir sans restriction aucune), le droit de réunion, d’association, mais aussi le droit au mariage, à fonder une famille et à la nationalité…
Ajoutons que ces droits, qui ont constitué les fondements des déclarations des droits humains, notamment celle de 1948, sont, en principe, des droits auxquels personne ne peut déroger.
Et, si nous avons évoqué la « Déclaration universelle des droits de l’Homme » votée par l’ONU en 1948, à la suite de la seconde guerre mondiale, c’est, surtout, pour dire, d’abord, que cette déclaration, reconnue par tous les Etats membres de cette organisation, visait à éliminer ou à  préserver les individus de la discrimination qui peut résulter de leur origine, de leur nom, de leur sexe, de leur apparence ou de leur appartenance à un groupe ou à une religion… mais aussi pour ajouter que tous les pays arabes, étant membres de l’ONU et ayant théoriquement signé la Charte, se retrouvent en état de contradiction avec ce qu’ils ont consenti d’appliquer. Surtout que dans son préambule cette Charte contient une déclaration de principe qui aboutit aux trois premiers articles, les plus importants peut-être:
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
« Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme.
« Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.
« Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande.
« Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l'Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
« Considérant qu'une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement.
« L'Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l'homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.

« Article premier
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Article 2
1.Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
2. De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.

Article 3
Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »
Les pays arabes et les droits civils

La question qui se pose, ici, est pourquoi dans les pays arabes, cette Charte est-elle bafouée, ou, plutôt, quels sont les obstacles qui empêchent son application ?

1. Les régimes économiques et politiques :
Pour comprendre la situation dans laquelle se trouvent les peuples arabes, en général, il nous faut indiquer que la bourgeoisie dans nos pays n’est pas ce qu’on appelle « une bourgeoisie » nationale, née des objectifs du développement économique de nos pays. Elle  est, et reste pour la plupart des cas, une bourgeoisie compradore, née en tant que classe dépendante des politiques capitalistes puisqu’elle est le résultat de la nécessité du capitalisme international, durant la période colonialiste, d’avoir des intermédiaires qui servent ses intérêts dans les pays colonisés. Donc, si nous voulons caractériser cette bourgeoisie, nous dirons qu’elle ne produit rien et que son rôle se limite à importer et à exporter des marchandises ; sans oublier d’ajouter  qu’elle est totalement alliée aux puissances et aux monopoles impérialistes, et aux États impérialistes
 Ce développement fut, donc, à la base de la mise au point d’une économie dépendante et de pouvoirs politiques allant des monarchies arriérés aux régimes dominés par la petite bourgeoisie réformiste et nés de coups d’Etat qui ont abouti inéluctablement à l’instauration de dictatures par crainte des mouvements populaire et. Surtout, du mouvement revendicatif.

2. Les statuts personnels :
A cela s’ajoute un second facteur, celui de l’utilisation de l’idéologie religieuse afin de brimer les aspirations des peuples de la région. En effet, la grande majorité des constitutions votées, y compris celles nées à la suite des soulèvements des dernières quatre années, se basent sur les explications religieuses, confessionnelles notamment, en matière des droits civils,
Nous prendrons comme exemples les statuts personnels appliqués dans l’ensemble du Monde arabe ; et nous étudierons à cet effet le droit au mariage, à fonder une famille et à la nationalité…
Nous avons déjà précisé que ces statuts découlent des enseignements religieux, ce qui veut dire qu’ils ne se basent pas sur des lois civils et laïques mais sur des enseignements immuables et difficiles à changer.
Ainsi, le mariage civil n’est pas toléré (on argue parfois que le contrat de mariage dans la religion musulmane est un contrat civil). De plus, l’âge toléré pour le mariage des filles, d’après les statuts personnels confessionnels, ne tient pas compte de la majorité physique et intellectuelle ; certaines confessions religieuses vont jusqu’à permettre des mariages très précoces (nous avons noté, dernièrement, dans tous les pays arabes, des mariages chez les petites filles de 11 à 14 ans). Et, même si dans certains pays (à titre d’exemple le Maroc), les gouvernements ont proscrit le mariage des filles âgées de moins de 18 ans, les exceptions sont bien facilement accordées par les autorités, peut-être pour ne pas s’attirer la colère des responsables religieux.

Ce qui fait que la constitution de la famille n’est pas la même pour tous, mais aussi, que la discrimination entre les droits des hommes et des femmes règne bien clairement. La polygamie et les différences notoires en matière d’héritage en sont aussi deux fondements essentiels.
Ce qui veut dire, dans le cas de la polygamie, qu’il est permis aux hommes d’avoir plusieurs épouses, s’ils le souhaitent, et de tenir, en général, les rennes de la famille, surtout en cas de divorce, puisque les enfants, les garçons surtout, sont mis sous la tutelle non seulement du père mais des membres mâles de la famille du père dès la prime enfance, sans tenir compte des besoins affectifs et humains que ces enfants peuvent avoir. Il est vrai que dans certains pays, l’âge de la tutelle a évolué, cependant, la prédominance des droits masculins reste entière.
Il faut dire que cette situation ne concerne pas seulement la majorité musulmane, tant sunnite que chiite, mais aussi les chrétiens. L’exemple le plus frappant est le Liban où, malgré la présence, depuis 1936, d’un décret dit « 60 LR » permettant à ceux qui ne sont pas affiliés à une des 18 religions reconnues, et même plus à ceux qui  le veulent, de se marier civilement devant un notaire, le gouvernement tente de s’opposer à ce décret sous prétexte qu’il n’a pas été consolidé par des mesures pratiques concernant les conséquences découlant du mariage. En même temps, et depuis 80 ans que cela dure, l’Etat libanais n’a rien fait pour suppléer à ce manque. Bien au contraire, un décret fut voté pour compliquer l’héritage dans les mariages inter-communautaires contractés à l’étranger ; selon ce décret, les enfants nés de mère musulmane ou chrétienne  ne peuvent hériter que de leur seul père, vu que la loi sur l’héritage est double : ainsi, le chrétiens suivent la loi civile basée sur l’égalité des droits contrairement à celle appliquée pour les musulmans où l’homme a deux parts (le Coran).

3. Les femmes, victimes immuables:
Et, bien que les femmes se soient investies durant les anciens combats de libération nationale, telles les femmes algériennes ou tunisiennes ou, encore libanaises, ou durant les nouveaux soulèvements de 2011, elles ne furent guère consultées, ou si peu, quand il s’est agi d’étudier les changements des constitutions.
Il faut, d’ailleurs se rappeler que tous les régimes arabes, avant et après les derniers soulèvements et les révolutions, n’ont pas pris en considération l’importance considérable que constituent les femmes sur les deux plans qualitatif et quantitatif.
En effet, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, tous les gouvernements arabes sans exception n’ont signé la « Convention internationale pour l’élimination de toute discrimination à l’égard des femmes » (dite « CEDAW »), qu’après avoir émis les mêmes réserves concernant les articles 9 (sur la nationalité des femmes mariées à des étrangers ainsi que celles des enfants nés de tels mariages) et 16 (qui concerne les statuts personnels : mariage et autres). Et, si certains Etats ont remis plus tard en question l’article 9, les réserves concernant l’article 16 demeurent immuables.

Mais, le pire reste dans la négligence des violences faites aux femmes, tant dans les lois que dans leur application.
Ainsi, en 2012, la ministre de la famille dans le gouvernement marocain Bassima Hakkaoui indiquait que 6 millions de femmes marocaines (sur une population de 37 millions) étaient victimes de violence, surtout dans le cadre conjugal. Il en va de même de l’Egypte, du Yémen, mais aussi du Liban où quelques 30% de  femmes subissent des violences conjugales (dont 11 en sont mortes). Les violences sexuelles (le harcèlement sexuel et, même, le viol) ne sont pas bien considérées dans les différents codes pénaux. L’excision, quant à elle, reste une pratique courante, surtout en Égypte où on détourne les lois pour des  raisons dites « médicales ».
Tout cela nous pousse à dire que s’il est vrai que les changements politiques qui ont eu lieu dans certains pays ont permis une petite avancée sur le plan des droits des femmes, cependant il reste beaucoup à faire. D’où les droits civils des femmes arabes restent très vulnérables, même avec la présence de lois, parce que ces lois ne constituent pas toujours une garantie. Surtout dans certains pays où le taux d’analphabétisme est élevé, ce qui empêche les femmes de bien connaitre leurs droits et, donc, de les faire valoir.

Un programme de lutte est nécessaire
Cette situation nous amène à dire qu’un programme de luttes communes entre les femmes arabes constitue le point de départ du changement escompté sur le plan des droits civils.
Le premier pas en est la mise au point d’un projet de statuts personnels civils unifiés ; parce que c’est dans les statuts personnels que demeurent le problème actuel et la solution future des inégalités.
Voilà pourquoi nous avons mis au point, au Liban surtout, mais aussi en coopération avec des associations militant en Egypte et en Jordanie, un programme-cible sur ce plan, que nous voudrions partager avec d’autres associations de femmes dans tous les pays arabes.
En effet, un tel programme nous aiderait à mettre en lumière les droits essentiels des hommes aussi bien que des femmes, à commencer par le droit à la vie, au respect de la vie privée et de la vie familiale. Il confirmerait le principe d’égalité qui doit régner dans no société, surtout l’égalité entre les hommes et les femmes, loin de toute discrimination. Sans oublier ce que la participation des femmes à la vie publique pourrait donner sur le plan du développement des sociétés et de la promotion sur la voie du progrès.

(Université de Barcelone, 9 novembre 2015)
Intervention présentée par:
Dr. Marie Nassif-Debs,
Présidente de l’Association
« Egalité- Wardah Boutros pour les droits des femmes »
Professeure à l’Université libanaise

Bibliographie
-    Rapports et études faites par l’association « Egalité-Wardah Boutros pour les droits des femmes »
-    Études et articles de l’auteure de cette intervention, Dr. Marie Nassif-Debs, notamment en ce qui concerne la violence faite aux femmes, l’analphabétisme et les statuts personnels.
-    La nouvelle Constitution égyptienne, lecture faite par Marie Nassif-Debs en février 2014.
-    Rapport de la FIDH sur l’Egypte, avril 2014 (publié dans « Le Monde »).
-    Article publié par la revue « Jeune Afrique » sur la loi sur le viol au Maroc, janvier 2014.
-    La Constitution libanaise de la deuxième république (1990).
-    La CEDAW (texte intégral).

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