mardi 27 octobre 2015

Tunisie : Tapis rouge pour les Goncourt à Tunis (Benoît Delmas)

Shem's FM. 8 heures. La radio privée (fondée par l'une des filles de Ben Ali) accueille le président de l'académie Goncourt. Bernard Pivot est la star de la matinale. Apostrophes était diffusé en Tunisie via Antenne 2. Sobre, avec des éclairs d'enthousiasme, l'homme insiste sur le choix du musée du Bardo pour annoncer les quatre finalistes de l'édition 2015. « Se rendre dans un lieu où un crime abominable a été commis à l'encontre de gens qui manifestaient leur curiosité pour l'art et la culture est un acte démocratique », dit-il. Et d'affirmer que « de voter pour des livres, c'est affirmer la liberté d'écrire, de penser, de pouvoir être soi-même ». Une définition de la démocratie qui tombe à pic dans un pays en proie à de multiples difficultés. Une confidence avant de quitter le micro : Hedi Kaddour, le national de l'étape (né à Tunis), pourrait être présent dans « le sprint final » avec Les Prépondérants.
Sous la houlette du président Pivot, six académiciens Goncourt ont multiplié rencontres, débats et signatures à Tunis et dans sa banlieue nord, à La Marsa. À la croisée du politique, du symbolique et de la littérature, cette forte présence intellectuelle a revigoré les librairies de Tunis. Bernard Pivot a dédicacé Les Tweets sont des chats dans la seule librairie du cœur de Tunis, Al Kitab. Paule Constant, prix Goncourt en 1998 pour Confidence pour confidence, l'accompagnait. Elle a vécu une partie de sa vie en Afrique. Didier Decoin, colosse à la voix de marin, présentait son Dictionnaire amoureux des faits divers à vingt kilomètres de là, à la librairie Clairefontaine, située en face du lycée français Gustave-Flaubert, à La Marsa, le Neuilly-St Trop du Grand Tunis. Prix Goncourt en 1977 pour John l'enfer, fils du cinéaste Henri Decoin, l'homme est un auteur flamboyant, romanesque en diable.
L'Institut français, flambant neuf, préparait le débat Régis Debray-Youssef Seddik (auteur du pertinent Nous n'avons pas lu le Coran) consacré au « fait religieux ». En fin de journée, l'ambassadeur de France François Gouyette recevra ce petit monde dans sa résidence de La Marsa. Le dernier rendez-vous tunisois de ce raid mené tambour battant.

Coup de projecteur sur la littérature française
La présidence tunisienne a déroulé le tapis rouge pour la venue de l'aréopage lettré. L'avion présidentiel, un Airbus siglé Habib Bourguiba, a embarqué journalistes et invités depuis Paris jusqu'à l'aéroport de Tunis-Carthage. Salon d'honneur, voitures officielles, sécurité ad hoc dans un climat de menaces terroristes (deux soldats tués le 12 octobre, un berger exécuté dans le centre du pays) : la délégation littéraire a oscillé entre politique – rencontre avec le président de la République, Béji Caïd Essebsi –, symbolique – le Bardo, lieu de culture et de respect aux morts – et médiatique. Les enfants ont été les plus réceptifs à cette venue. La visite au lycée Bourguiba fut un succès. Pour cause de vacances scolaires, les établissements français n'ont pas bénéficié de l'événement.
Ce coup de projecteur sur la littérature française ne doit pas dissimuler les obstacles à son désamour en Tunisie. Le prix de vente des livres est exorbitant : il faut compter 50 dinars en moyenne pour un grand format, soit un sixième du smic tunisien. De rares éditeurs, Actes Sud principalement, pratiquent un rabais de 30 % sur les ouvrages distribués sur place. Les points de vente se comptent sur les doigts des deux mains. Par ailleurs, la lecture vit des heures difficiles. À l'occasion de la foire du livre du Kram, l'institut de sondage EMRHOD Consulting a délivré les résultats d'une enquête consacrée aux Tunisiens et la lecture. Il en ressort que 79 % n'ont pas ni livre ni journaux à leur domicile, et que 81 % de la population n'a pas ouvert un livre lors des 12 derniers mois. L'opération Goncourt tente donc de remettre le roman au cœur de l'actualité. Pas gagné…

Du Nobel aux Goncourt, la multiplication des soutiens
Dans son éditorial du 27 octobre, le quotidien d'État La Presse de Tunisie estime que « plus qu'un geste de compassion ou de soutien, ces assises littéraires sont une marque de confiance en la Tunisie et en les perspectives qu'elle peut s'offrir et offrir ». Après le Nobel de la paix, les Goncourt, preuve que les soutiens à la démocratie tunisienne sont légion.
La star Bernard Pivot s'envolera mercredi matin pour Paris. Le Goncourt sera décerné le 3 novembre. Si Boualem Sansal ou Hedi Kaddour venait à l'emporter, ce serait l'Afrique du Nord qui serait à l'honneur. Tant par ses sujets (le religieux dans 2084, la colonisation dans Les Prépondérants) que par les origines des auteurs. Rendez-vous dans 8 jours. 13 heures, chez Drouant. As usual.

(27-10-2015 - Benoît Delmas)

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