jeudi 19 décembre 2013

Liban : à Tripoli, la traque des civils alaouites ( Marie Kostrz)

Du magasin de Nidal il ne subsiste plus qu’un rideau en fer baissé et une porte cadenassée. Ces garde-fous métallisés dissimulent une devanture brisée, des étals recouverts de suie et des mannequins calcinés. Il y a un mois et demi, des individus ont incendié, en pleine nuit, sa boutique de vêtements du quartier de Zahryeh, proche des vieux souks de Tripoli. "Les radicaux sunnites ne veulent plus des Alaouites ici", résume, fataliste, le commerçant, dont le magasin familial était implanté depuis cinquante ans dans la deuxième plus grande ville du Liban. L’attaque a en effet une teneur sectaire : Nidal appartient à la communauté alaouite, secte hétérodoxe rattachée à l’islam chiite.
Depuis deux mois, les attaques visant cette minorité qui comprend environ 100 000 personnes au Liban se sont multipliées à Tripoli. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau : l’assassinat du leader sunnite Rafic Hariri en 2005, puis le conflit syrien, qui a éclaté en 2011, ont considérablement exacerbé les tensions entre une partie des sunnites et les Alaouites de Tripoli. Les premiers supportent en grande majorité l’opposition au régime syrien, les seconds soutiennent pour beaucoup le président syrien Bachar el-Assad, lui-même alaouite.

Représailles
Si, depuis un an, les Alaouites de Tripoli sont de plus en plus souvent la cible d’agressions, jamais elles n’avaient été si violentes. "Maintenant, il suffit qu’on sache que vous êtes alaouite pour qu’on vous tire dessus dans la rue", explique Nidal, qui a déménagé à contrecoeur son magasin à Amioun, à 18 kilomètres de Tripoli. "Les agresseurs ne viennent pas de Zahryeh, mais d’autres quartiers plus conservateurs et populaires, comme Bab Tebbaneh." Les combattants de ce quartier pauvre à majorité sunnite affrontent de plus en plus souvent et violemment leurs ennemis de Jabal Mohsen, localité voisine où habitent la majorité des Alaouites de Tripoli.
Cette intensification des violences contre les civils alaouites prend sa source dans l’attentat qui a touché deux mosquées sunnites de Tripoli en août. Fin octobre, Ali Eid, leader des Alaouites libanais, a été convoqué par les autorités. L’ancien député et actuel secrétaire général du Parti arabe démocratique (PAD), pro-régime syrien, est soupçonné d’avoir facilité la fuite en Syrie du principal suspect des explosions.

Un blessé tous les trois jours
Depuis, la traque aux Alaouites est décomplexée. Le 2 novembre, un bus transportant des travailleurs de Jabal Mohsen a été arrêté à Bab Tebbaneh par des hommes armés. Ces derniers ont ouvert le feu sur les passagers, dont neuf ont été blessés. Les attaques se sont ensuite succédé. Un Comité militaire des proches des martyrs des explosions à Tripoli a même été créé, revendiquant plusieurs attaques, dont celle de quatre employés de la municipalité à qui on a tiré dans les jambes.
À onze kilomètres de Tripoli, l’hôpital Saydeh est aux premières loges pour constater l’augmentation des attaques à l’encontre des Alaouites. L’établissement, situé dans la ville chrétienne tranquille de Zgharta, soigne toutes leurs victimes. "Il n’est pas possible pour elles d’être accueillies dans un hôpital de Tripoli, car elles se feraient immédiatement repérer et attaquer", justifie Oussama Lébiane, directeur financier de l’établissement. "On reçoit un Alaouite environ tous les trois jours, attaqué au couteau ou par tir."
Face à cette menace constante, de plus en plus d’habitants de Jabal Mohsen, quand ils en ont les moyens, quittent Tripoli. Amioun, Zgharta, Majlaya..., direction les villes chrétiennes adjacentes à la grande ville. La famille d’Ali*, élève de terminale, a emménagé début décembre dans un appartement douillet de Majlaya. "On ne pouvait plus rien faire sans risquer de se faire attaquer : je restais à Jabal Mohsen tout le temps, jamais je ne sortais du quartier", témoigne le jeune homme. Son père, employé d’une banque établie dans un quartier sunnite de la ville, n’est pas allé travailler depuis deux mois. "C’est trop dangereux", regrette-t-il. "J’essaye à présent d’obtenir ma mutation." Cette guerre sectaire le désole : "Avant, on vivait en paix avec toutes les communautés", assure-t-il. "Même à présent, nous n’avons des problèmes qu’avec une minorité de sunnites radicaux, nous avons toujours des amis sunnites à Bab Tebbaneh qui eux-mêmes ont des soucis avec les salafistes."

"Tant que Bachar el-Assad est au pouvoir"
À Majlaya, un débit de boissons fait face à une succession de boutiques tenues par des Alaouites récemment établis dans la ville. Son tenancier, pour qui leur arrivée ne présente pas d’inconvénient, tempère : "Pendant l’occupation syrienne du Liban (1976-2005), les Alaouites libanais ont été protégés et avantagés par le régime syrien et beaucoup se sont très mal comportés envers le reste des Libanais." Selon lui, la minorité paye aujourd’hui ses erreurs du passé.
Effrayés par ces agressions et l’islamisation radicale d’une partie de Tripoli, les Alaouites se rangent plus que jamais derrière Rifaat Eid, leader du Parti arabe démocratique (PAD). "Il n’y a que lui qui nous soutient", explique un Alaouite installé à Majlaya. Le soutien des Alaouites au régime syrien découle en partie de ce sentiment d’être abandonné par les politiciens libanais. "Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas cherché à endiguer les attaques", dénonce Hafez Dib, commerçant alaouite ayant déménagé à Majlaya. "Tant que Bachar el-Assad est au pouvoir, on n’a pas trop de soucis à se faire, mais, sans son soutien, on est une minorité et on ne sait pas ce qu’il adviendra de nous."
Malgré le sentiment des Alaouites de Tripoli d’être "libanais", certains pensent à quitter le pays. Un habitant de Jabal Mohsen travaillant à Zgharta tente d’économiser pour déménager. "Quand j’aurai assez d’argent, je pense m’installer à Tartous, en Syrie." Drôle de paradoxe : malgré la guerre qui déchire ce pays voisin, la ville, située sur la côte, fief des Alaouites syriens, offre à ses yeux plus de sécurité qu’un Liban déchiré par des tensions sectaires chaque jour plus violentes.

(19-12-2013 - Marie Kostrz )

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