Il est le premier chef de gouvernement de la Tunisie post-Ben Ali.
Fondateur en 2012 du parti Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie), formation
visant à rassembler l’opposition, Béji Caïd Essebsi, 87 ans et ancien
ministre sous Bourguiba, ne cache plus son ambition de se présenter à la
future présidentielle. Rencontre.
Comment avez-vous accueilli la récente formation d’un nouveau gouvernement de technocrates ?
Béji Caïd Essebsi : Mardi a été un grand jour pour la Tunisie, notre
objectif était le départ de l’ancien gouvernement. C’est fait. Nous
étions au creux de la vague. Désormais, la Tunisie va pouvoir repartir
vers l’avant. La confiance va revenir, tout comme les investissements.
Comment Ennahda a-t-il pu accepter de lâcher les rênes du pouvoir ?
J’ai moi-même convaincu Ennahda [parti islamiste au pouvoir depuis fin
2011, NDLR] de participer au dialogue national. J’ai dit à Rached
Ghannouchi [chef du parti Ennahda, NDLR] que s’il ne coopérait pas, son
parti serait dégagé par la force. Ennahda a quitté le pouvoir, c’est une
première. Généralement les Frères musulmans, lorsqu’ils accèdent au
pouvoir, ne le quittent que par la violence. Nous les avons poussés un
peu, et cela sans effusion de sang. Mais ce que nous leur reprochions,
ce n’était pas d’être islamistes, mais d’avoir mal gouverné, d’avoir
fait reculer la Tunisie comme jamais, d’avoir conduit le pays vers la
faillite.
La décision d’Ennahda a-t-elle été influencée par la situation en Égypte (où les Frères musulmans ont été écartés du pouvoir) ?
On ne peut pas dire que cela n’ait pas joué, mais les Ennahdaoui
[membres d’Ennahda, NDLR] sont tout de même bien différents des Frères
musulmans égyptiens. Ils sont beaucoup plus civilisés. La Tunisie a
toujours été un pays modéré. L’islam tunisien, sunnite et malikite, est
une religion d’ouverture par rapport au wahhabisme [islam radical né en
Arabie saoudite, NDLR].
Quelles sont les prochaines échéances du nouveau gouvernement ?
La Constituante a chargé une commission permanente et indépendante
d’organiser les prochaines élections. Mais il faut tout d’abord attendre
le vote de la loi électorale avant qu’une date de scrutin ne soit
fixée. J’espère que l’élection aura lieu d’ici au mois d’octobre. À mon
sens, il faudrait d’abord organiser une présidentielle, puis des
législatives.
Vous portez-vous candidat ?
C’est effectivement un projet, mais il faut attendre que la date précise
du scrutin soit fixée. Il y aura plusieurs candidats, car la Tunisie
doit être plurielle.
Ne craignez-vous pas que la gauche soit de nouveau morcelée ?
La Tunisie est un pays de centre gauche puisqu’il existe en effet peu de
différences entre les courants. J’espère simplement que nous
n’avancerons pas en rangs dispersés, comme cela a été le cas en 2011.
Rappelez-vous, c’est pour cela qu’Ennahda a obtenu une majorité
relative.
Ennahda est-il d’ores et déjà hors jeu ?
Les Ennahdaoui font partie du paysage politique tunisien. Mais
désormais, ils ne seront plus un parti dominant comme durant ces deux
dernières années. Étant un parti idéologique, ils obtiendront bien sûr
des suffrages, mais ils seront réduits à leur portion congrue. Au final,
Ennahda n’aura certainement pas les mêmes résultats qu’en 2011.
D’autant plus que leur score de 18 % obtenu en 2011 était également dû
au fort taux d’abstention et au faible nombre d’inscriptions.
Qu’en est-il du sort de l’actuel président, Moncef Marzouki (qui s’est allié à Ennahda) ?
Sans conteste, on ne se rappellera pas son mandat. Moncef Marzouki a
lui-même accepté un poste de président sans pouvoir réel, ceux-ci ayant
été reversés par Ennahda au chef du gouvernement. Je reste néanmoins
certain que Moncef Marzouki va se représenter. Regardez, il commence
déjà à faire campagne. Inutile de dire que sa prestation à la présidence
ne jouera pas en sa faveur.
En France, les médias ont insisté au cours des deux dernières années sur le péril islamiste. En a-t-on trop fait ?
Il existait un certain péril, en effet. Face aux violences des
salafistes, le gouvernement et les pouvoirs publics ont été laxistes,
car ils ne voulaient pas avoir de problèmes avec eux. Rendez-vous
compte, cela fait seulement cinq mois qu’a été adoptée une loi
considérant les salafistes [d’Ansar Al-Charia, NDLR] comme des
terroristes. Nous avons laissé trop longtemps la situation pourrir, et
c’est pour cela qu’il y a eu des meurtres politiques, ou l’attaque
contre l’ambassade américaine.
Quel a été le rôle d’Ennahda dans cette percée salafiste ?
Il y a clairement eu laxisme de la part des autorités. Elles ont laissé
faire. Ennahda et les djihadistes sont issus d’une même famille. Leur
but est de changer le projet social du pays. Ils veulent une société
islamisée avec la charia comme référence juridique dans la Constitution,
mais à des degrés différents. Mais ils ont échoué car la société civile
existe désormais, et elle a réagi, notamment les femmes tunisiennes, à
l’avant-garde de ce combat contre cette tentative d’islamisation des
institutions. J’espère bien que le prochain gouvernement continuera ce
combat.
Quel est votre programme ?
C’est la misère qui a fait éclater la révolution. Elle a été menée par
des jeunes qui n’avaient pas de revendication idéologique, religieuse ou
politique, mais réclamaient la liberté, la dignité et la justice
sociale. De nombreuses régions en Tunisie restent marginalisées, frappés
de plein fouet par le chômage, car elles sont exclues du circuit
économique. S’est additionnée à cela l’augmentation du coût de la vie,
si bien que la classe moyenne tunisienne a aujourd’hui rejoint la classe
pauvre. Le nouveau gouvernement doit avoir un projet vigoureux qui
répond à ces exigences.
Mais comment relancer une économie moribonde ?
Le gouvernement doit changer les priorités de son budget. Il doit tout
d’abord créer un choc psychologique afin de redonner confiance au peuple
et à l’étranger. Ce manque de crédibilité empêchait jusqu’ici la
Tunisie de bénéficier de prêts du FMI (qui a débloqué mercredi 506
millions de dollars pour la Tunisie). Sans les investisseurs extérieurs,
jamais la Tunisie ne pourra sortir du tunnel. Il faut, pour ce faire,
qu’elle donne la preuve que la stabilité est revenue et que la lutte
contre le terrorisme est vigoureuse.
Vous avez rencontré durant votre séjour à Paris plusieurs décideurs politique de premier plan.
La France est un grand pays avec qui nous avons des relations
privilégiées. La phrase de Michèle Alliot-Marie [l’ex-ministre avait
proposé le "savoir-faire" français à la police tunisienne lors de la
révolution de 2011, NDLR] appartient définitivement au passé. La Tunisie
ne peut vivre et survivre qu’en s’ouvrant sur l’extérieur. Entre 70 et
80 % de nos échanges s’effectuent avec l’Europe. Nous sommes le premier
pays à avoir signé des accords d’association avec l’UE. Ayant été
ambassadeur à Paris et en Allemagne, les deux pays moteurs de l’UE, je
suis effectivement assez connu ici.
Personnellement, ne vous considérez-vous pas comme politiquement dépassé, vous qui appartenez à l’ancienne garde ?
La jeunesse est un état d’esprit, pas un état civil. Ce n’est pas un
hasard si, même avec mon passé, je suis personnellement à la tête des
sondages [avec 11,2 % des voix, NDLR]. Lorsque le président m’a proposé
le poste de Premier ministre de transition, j’ai finalement accepté car
il y avait péril en la demeure, les frontières étaient ouvertes, les
Tunisiens fuyaient en Italie, les entreprises étaient en feu, les
prisons ouvertes. Nous avons réussi à calmer le jeu et à réorganiser des
élections. La Tunisie a besoin de tout le monde, elle a besoin de tous
ces enfants. En un an et demi et déjà, Nidaa Tounes est le premier parti
d’après les sondages [selon les dernières estimations, Ennahda serait
repassé en tête, NDLR], et nous possédons le plus grand nombre
d’adhérents.
Trois ans après le début du Printemps arabe, la Tunisie, que
l’on a beaucoup critiquée, semble être le seul pays à retomber sur ses
pattes...
Tout à fait, bien que j’estime qu’il n’y a pas eu de Printemps arabe,
mais un début de Printemps tunisien qui devait se confirmer. Nous avons
fait un grand pas en avant lorsque tout le monde a compris que nous ne
nous en sortirions que par le consensus. Une dynamique du changement est
enclenchée. Effectivement, la Tunisie est le seul pays à relativement
bien s’en sortir. C’est un pays civilisé, grâce à Bourguiba, qui a donné
accès à l’éducation au plus grand nombre de Tunisiens. La femme y est
libre depuis cinquante ans, et le pays a vu émerger une classe moyenne
assez large. Le peuple tunisien est différent des autres, pas facile à
convertir. Nous avons certes connu une rupture de deux ans pour résorber
cette nébuleuse, mais j’espère que ce n’était qu’un accident.
(30-01-2014 - Propos recueillis par Armin Arefi)
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