À quelques jours de sa passation de pouvoirs, le chef d’état-major
des armées (CEMA), Édouard Guillaud, a fait part de sa crainte quant à
la situation dans le sud de la Libye. Devant les membres de
l’association des journalistes de défense, l’amiral a évoqué l’utilité
"d’une opération internationale avec l’accord des autorités libyennes"
dans cette région de l’Afrique, perçue comme le "nouveau centre de
gravité du terrorisme". Et ce, trois ans après le lancement des
opérations sous l’égide de l’ONU (dont l’opération Harmattan menée par
la France) pour protéger les civils libyens des attaques du régime de
Kadhafi.
Ce "scénario idéal" - une coalition internationale soutenue par les
Libyens - relève du "rêve", pour le général Vincent Desportes,
professeur de stratégie à Sciences Po et HEC. "Le besoin d’une
intervention est avéré, mais son déclenchement, lui, est impensable."
"Certes politiquement Paris est capable de s’engager, mais
techniquement, c’est impossible", estime-t-il, et ce, pour une seule et
bonne raison : "La France est déjà au-delà de ses capacités d’engagement
d’unités."
En effet l’armée française est actuellement en opération dans différents
théâtres, plus ou moins chauds (Centrafrique, Mali, Afghanistan, etc.)
et une nouvelle opération en Libye pourrait coûter "plusieurs centaines
de millions d’euros à l’État", estime Vincent Desportes. "Au vu de la
situation sur place, il faudrait pas moins de 10 000 hommes et beaucoup
de matériel dont de nombreux hélicoptères pour mener à bien
l’opération." Autant dire qu’en déployant des troupes - en période de
crise budgétaire - le président Hollande prêterait ainsi le flanc à la
critique.
"Aujourd’hui on récolte les conséquences"
Pourtant, il y a bien péril en la demeure. La situation dans la région
sud de la Libye (Fezzan) inquiète fortement l’État central ainsi que les
renseignements franco-américains, présents sur place. "En 2011, les
Occidentaux ont choisi de ne pas s’engager au sol. Depuis s’est créé un
véritable trou sécuritaire et, aujourd’hui, on en récolte les
conséquences", admet Vincent Desportes. L’Union européenne a bien tenté
deux ans plus tard de "renforcer la sécurité des frontières" libyennes,
avec le programme EU-BAM Libye, rappelle un article de RFI. "Ce n’est
qu’une partie de la solution face aux violences", rappelle Vincent
Desportes.
Sur place, l’armée libyenne (essentiellement composée de brigades
éparses, les katibas) doit faire face à "trois facteurs de tension",
énumère Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de
Toulouse-Le Mirail : des heurts entre tribus locales (d’ethnie arabe ou
toubou), la présence de partisans de Kadhafi, éparpillés depuis la chute
du dictateur et l’arrivée de membres d’al-Qaida au Maghreb islamique
(Aqmi), en déroute suite à l’opération Serval au Mali (2013).
Malgré l’intervention des katibas la semaine dernière, permettant
notamment au pouvoir central de reprendre le contrôle de la principale
ville de Fezzan, Sebha, et de la base militaire de Tamenhat (tombée aux
mains de kadhafistes), l’insécurité règne encore. Et pour cause : "Cette
région, vaste comme un tiers de la France, est impossible à contrôler
sur le long terme avec les effectifs dont dispose l’État libyen", pointe
Mathieu Guidère.
Le spectre djihadiste
En novembre 2013 pourtant, le Premier ministre Ali Zeidan - récemment
victime d’un enlèvement - prévenait (suite à des violences à Tripoli et
dans l’est du pays) : "La communauté internationale ne peut pas tolérer
un État, en pleine Méditerranée, qui est source de violences, de
terrorisme et d’assassinats." Un épouvantail agité par le chef du
gouvernement pour appeler ses compatriotes au calme. En effet une
intervention internationale est loin de faire l’unanimité chez les
Libyens.
Beaucoup craignent qu’une nouvelle opération occidentale (à l’instar
d’Harmattan en 2011) ne donne lieu à l’émergence "d’un front uni des
différents acteurs (pro-Kadhafi, tribus et islamistes, NDLR) contre les
troupes internationales", explique Mathieu Guidère. Pis, cela pourrait
également créer une sorte d’appel d’air, ameutant des "djihadistes de
toute la région" vers la Libye, poursuit-il.
Une nouvelle menace dont se passerait allègrement "le régime libyen
affaibli, qui peine à s’imposer face aux autres acteurs locaux qui le
défient en permanence (milices, fédéralistes, etc.)", rappelle Saïd
Haddad, chercheur associé à l’Iremam/CNRS. D’autant qu’au sein même des
institutions, le gouvernement d’Ali Zeidan est "fortement contesté par
l’autre organe du pouvoir en Libye, le Conseil général national
(assemblée de transition, NDLR)", où le "bloc" islamiste parlementaire
lui reproche notamment sa piètre "gestion de la situation sécuritaire et
économique du pays". Cherchant même à le renverser récemment - sans
succès - par un vote de défiance.
Un État et des institutions à reconstruire
L’économie libyenne est aujourd’hui exsangue. Outre la corruption
omniprésente, des tensions s’accumulent autour de la question du
pétrole, principale ressource économique du pays. Les partisans d’une
Libye fédérale dénoncent l’inégale répartition des revenus de l’or noir
entre les trois régions libyennes. Récemment les autorités locales de
Cyrénaïque (est du pays), principal lieu d’extraction pétrolière,
avaient menacé un temps de faire sécession, si la manne financière
n’était pas également partagée entre les Libyens, où qu’ils vivent.
Actuellement le pays est "en pleine campagne électorale", rappelle
Mathieu Guidère. Dans les mois à venir, la population sera invitée à
"élire le Comité des 60", censé plancher sur un nouveau projet de
Constitution. Un comité qui aura comme principal défi sur le long terme
de "construire un État et des institutions solides", ce dont manque
cruellement le pays, depuis la chute de Kadhafi en 2011, explique Saïd
Haddad. "Un douloureux et long processus de transition qui se heurte aux
urgences sécuritaires internes et régionales qui, elles, sont
immédiates."
(31-01-2014 - Par Quentin Raverdy )
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