La charge est violente, mais elle ne convainc pas. Plus de
vingt-quatre heures après l’attaque du chef de la diplomatie syrienne,
Walid Mouallem, contre l’opposition, des "traîtres à la solde de
l’étranger", Ahmad Jarba, l’opposant en chef à Bachar el-Assad, a
finalement réagi en dénonçant les "criminels" auxquels il s’apprête à
faire face ce vendredi. "Deux logiques s’affrontent", a prévenu le
président de la Coalition nationale syrienne (CNS, principal conglomérat
de l’opposition, en partie financé par l’Arabie saoudite et le Qatar).
"Celle d’un peuple qui se voit refuser ses droits depuis 40 ans et celle
d’un criminel et de toute sa famille qui ne croient que dans les balles
pour faire taire la liberté."
Une vision quelque peu simpliste, quoique sincère, du conflit en
cours en Syrie, totalement assumée par Ahmad Jarba. Mais interrogé sur
la stratégie qu’il compte mettre en place durant les négociations, ce
dernier révèle rapidement ses limites : "Nous allons demander la
liberté", se limite-t-il à dire. "Nous sommes tous convaincus que le
régime est mort. Et la meilleure chose pour un mort est de l’enterrer."
Les mots sont forts, mais la démarche est hésitante. Le charisme, lui,
est aux abonnés absents. Une prestation à des années-lumière de la
démonstration de force effectuée la veille par le ministre syrien des
Affaires étrangères qui, envers et contre tous, avait osé tenir tête à
Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, en personne.
Pas de débat
Très vite, dans la salle de presse, se murmure une quasi-évidence.
L’opposition, qui fait face pour la première fois ce vendredi à des
dirigeants syriens, va se faire laminer. Est-ce pour éviter ce désastre
annoncé que les deux délégations ne débattront pas - dans un premier
temps - ensemble ? D’après une source occidentale, les deux parties
devraient se réunir, sans pour autant s’adresser la parole, ce vendredi à
partir de 11 heures dans une seule et même salle du Palais des Nations
de Genève. À la manoeuvre, le médiateur des Nations unies pour la Syrie,
le diplomate algérien Lakhdar Brahimi.
Chaque délégation compte quinze membres, répartis sur trois rangs :
tout d’abord, les neuf plus influents, puis six autres, et enfin des
experts. C’est l’autoritaire Walid Mouallem qui mène le camp syrien,
alors que le négociateur en chef de la CNS n’était toujours pas connu
jeudi soir. L’envoyé de l’ONU doit tout d’abord diriger une première
séance introductive d’environ 30 minutes, les diplomates internationaux
restant "dans les couloirs et salles" du Palais.
"Mesures de confiance"
En véritable sentinelle de la paix, l’infatigable Lakhdar Brahimi
devrait ensuite s’entretenir avec chaque camp pour recueillir ses
réactions, avant de réunir à nouveau les protagonistes vendredi
après-midi ou samedi matin. Il s’agira tout d’abord d’établir le
fonctionnement et le timing des négociations. D’après une source bien
informée, les pourparlers devraient tout d’abord durer sept jours. "Un
camp peut claquer la porte des négociations dès aujourd’hui, prévient
cette source, mais il est dans l’intérêt de l’opposition de faire preuve
de patience."
Si les deux parties survivent à la première journée, ils pourront
alors entrer dans le vif du sujet. La première priorité sera d’établir
des "mesures de confiance", trois dispositions humanitaires visant à
prouver à la population syrienne que le processus diplomatique enclenché
à Genève a réellement un impact sur le terrain. Tout d’abord, la
possibilité de faciliter l’accès de vivres dans les zones de combat.
"C’est très important, car la population est affamée", confie Monzer
Aqbiq, membre de l’autorité politique de la Coalition nationale
syrienne. Le régime est en effet accusé d’utiliser l’arme de la faim
dans certaines zones tenues par rebelles, ne laissant parfois aux
populations d’autre choix que de manger... des rats.
Départ de Bachar el-Assad contre terrorisme
Autre acte de bonne volonté dont la population pourrait sentir les
effets, la négociation de cessez-le-feu locaux, notamment à Alep, et
enfin des échanges de prisonniers. "Il ne faut pas oublier que le régime
détient certainement plusieurs centaines de milliers de prisonniers qui
sont torturés, dont des femmes et des enfants, alors que les rebelles
retiennent seulement quelques milliers de responsables syriens",
explique une source bien au fait des négociations, qui dit avoir "le
sentiment que les Russes vont pousser leur allié syrien à avancer sur
ces mesures".
Mais ces gestes de confiance ne visent qu’à esquisser l’ébauche d’un
dialogue afin d’aborder une question de fond : la mise en place d’une
autorité de transition ayant les pleins pouvoirs. Et c’est là le noeud
du problème. Si, en dépit des diatribes, chaque camp se félicite de la
mise en place d’un processus inconcevable il y a encore quelques mois,
le but même des négociations fait débat. L’opposition, comme ses
parrains occidentaux et du Golfe, juge que le processus implique le
départ du pouvoir de Bachar el-Assad, dont la répression de la révolte
populaire depuis mars 2011 a entraîné le pays dans une guerre civile qui
a fait au moins 130 000 morts et des millions de déplacés.
Collusion avec les djihadistes ?
Au contraire, Damas et son indéfectible allié russe estiment que la
réunion vise avant tout à "mettre un terme au terrorisme" qui ravage le
pays. "Le premier point est la nécessité de mettre fin à la violence.
Or, 99 % de celle-ci est basée sur le terrorisme", lance Bachar Jaafari,
ambassadeur de la Syrie à l’ONU. "Terrorisme", la délégation syrienne
n’a que ce mot à la bouche depuis son arrivée en Suisse. Il est vrai
que, depuis un an et demi, les victoires majeures de la rébellion sont
principalement à mettre au crédit de deux organisations - le Front
al-Nosra et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), composés de
djihadistes syriens (pour la première) et étrangers (pour la seconde) -
liées à al-Qaida. L’Armée syrienne libre, censée représenter les
factions rebelles les plus modérées, est quant à elle indéniablement sur
le déclin.
Cependant, "il y a toute une série de faits objectifs qui montrent
que le régime a intérêt à entretenir les djihadistes pour mieux
justifier son discours de rempart contre le terrorisme", pointe la
source diplomatique occidentale. "La libération (par Bachar el-Assad) de
djihadistes de la prison de Sednaya (en mars 2011) ou le fait que
l’aviation syrienne épargne les bases de l’EIIL pour viser les
populations civiles quelques centaines de mètres plus loin le montrent
allègrement".
Une opposition peu représentative
Pourtant, l’ambassadeur syrien à l’ONU dénonce le soutien des
Occidentaux et des monarchies du Golfe aux "terroristes". Bachar Jaafari
estime que "l’armée syrienne ne peut s’attaquer aux terroristes, car
ils utilisent les civils comme boucliers humains. Autrement, il y aurait
des massacres", prévient-il, oubliant au passage les tueries massives
de Houla, Hama et de la Ghouta, dont le régime est responsable.
Pour couper court à tout amalgame entre rebelles et terroristes, les
factions les plus modérées de la rébellion (qui reste à majorité
islamiste) ont lancé début janvier une "seconde révolution", visant à
combattre la "terreur" que sème l’EIIL dans les zones qu’il conquiert.
Problème, ces forces combattantes ne sont nullement représentées à
Genève. "Il y aura tout de même des conseillers militaires auprès des
négociateurs", souligne toutefois l’opposant Monzer Aqbib. Et la source
bien informée d’ajouter que "le groupe des Amis de la Syrie a obtenu de
ces groupes qu’ils s’abstiennent de critiquer la participation de la
coalition à Genève 2, sans quoi jamais ce sommet n’aurait eu lieu".
Chances minimes
Ce manque de représentativité, couplé à la décision de la CNS de
participer à Genève II, a provoqué le départ de sa principale
composante, le Conseil national syrien (en majorité islamiste), ulcéré à
l’idée de discuter avec les membres du régime syrien. Pire, l’équipe de
négociateurs de la CNS n’était même pas sûre d’être au complet à
quelques heures de la confrontation. "La coalition est consciente de ses
limites, de ses difficultés et de ses insuffisances", souligne la
source bien informée. "Mais une représentation parfaite est illusoire."
Affaiblie politiquement, l’opposition est également en nette perte de
vitesse sur le terrain. Profitant du soutien inconditionnel des alliés
russes et iraniens et des divisions au sein des rebelles, les forces de
Bachar el-Assad ont inversé la tendance en leur faveur en 2013. D’autant
plus que le régime sait que ses opposants ont perdu en septembre
dernier, après le rocambolesque accord sur le démantèlement des armes
chimiques, le principal instrument de pression dont ils bénéficiaient :
la menace d’une frappe occidentale en Syrie.
Sauf miracle, c’est donc le rouleau compresseur d’un régime sûr de sa
force, renforcé dans son discours de rempart contre le terrorisme, qui
s’apprête s’abattre sur une opposition en déliquescence. La source citée
plus haut en convient finalement : "On sait très bien que les chances
de succès sont extraordinairement faibles. Mais comparé à la situation
d’il y a à peine quelques semaines, le fait que les deux camps
s’assoient à la même table sonne comme un tout petit espoir."
(24-01-2014 - Armin Arefi)
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