C’est un refrain bien établi. Vous critiquez Israël et le sionisme ?
Vous êtes antisémite ! Un Juif français veut pouvoir « vivre son
judaïsme » ? On l’invite à faire son « alyah » et à apporter sa pierre à
la colonisation de la Palestine.
On essaie de nous marteler que l’histoire des Juifs s’est achevée et
qu’Israël en est l’aboutissement. Israël fonctionne comme un effaceur de
l’histoire, de la mémoire, des langues, des traditions et des identités
juives. La politique israélienne n’est pas seulement criminelle contre
le peuple palestinien. Elle se prétend l’héritière de l’histoire juive
alors qu’elle la travestit et la trahit. Elle met sciemment en danger
les Juifs, où qu’ils se trouvent. Et elle les transforme en robots
sommés de justifier l’injustifiable.
Retour sur un passé récent
L’histoire des Juifs français n’a strictement rien à voir avec Israël.
Régulièrement spoliés, massacrés ou expulsés par différents rois très
chrétiens, les Juifs ont acquis la citoyenneté française avec l’Abbé
Grégoire pendant la Révolution. Ces deux derniers siècles ont été
marqués par une quête de la citoyenneté et de l’égalité des droits.
L’affaire Dreyfus a révélé que, si une partie de la société française
était antisémite, une autre partie, finalement majoritaire, considérait
que l’acquittement et la réhabilitation de Dreyfus étaient l’objectif de
tous ceux qui étaient épris de liberté et refusaient le racisme.
L’histoire des Juifs français a été marquée par leur participation
importante à la résistance contre le nazisme et le régime de Vichy, puis
par l’engagement de nombre d’entre eux dans des luttes progressistes
et/ou anticoloniales. Les intellectuels juifs de cette époque
s’appelaient Raymond Aubrac, Marc Bloch, Laurent Schwartz, Pierre
Vidal-Naquet, Stéphane Hessel. C’était une époque où beaucoup de Juifs
pensaient que leur propre émancipation passait par celle de tou-te-s.
C’était une époque où le racisme, le fascisme et la haine de l’autre
étaient considérés comme des abjections à combattre. Les enfants juifs
allaient à l’école publique, jamais il ne leur serait venu à l’idée de
se séparer des autres dans des écoles confessionnelles.
On s’efforce aujourd’hui en Israël d’effacer l’histoire des Juifs dans
les différents pays où ils ont vécu. Si les Juifs ont longtemps été
considérés par les antisémites en Europe comme des parias inassimilables
et s'ils ont été persécutés parce qu’ils constituaient un obstacle aux
nationalismes fous qui rêvaient de sociétés ethniquement pures, ils
n’ont jamais recherché la séparation mais au contraire l’insertion à
l’intérieur des sociétés dans lesquels ils vivaient.
Une assignation à la désertion
On fait un saut de quelques années. En tête d’une gigantesque
manifestation parisienne censée dénoncer le terrorisme, on trouve trois
criminels de guerre, Nétanyahou, Lieberman et Bennet qui viennent de
s’illustrer dans le massacre de plus de 2000 Palestinien-ne-s
(essentiellement des civil-e-s) à Gaza pendant l’été 2014. Profitant de
l’émotion causée par l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes,
Nétanyahou est autorisé (par le gouvernement français) à déclarer aux
Juifs français qu’ils sont en insécurité en France et qu’ils doivent
partir dans leur « vrai » pays, Israël.
En fait, le sionisme n’a jamais combattu l’antisémitisme. Il s’en est
toujours nourri avec en permanence un seul et unique but : faire
immigrer le maximum de Juifs en Israël. Du coup, Nétanyahou n’hésite pas
à mettre en danger les Juifs français. Il en fait des étrangers dans
leur propre pays, des « touristes » qui n’ont pas compris que leur «
patrie » est là-bas. Les Juifs sont sommés d’être des « traîtres » (à la
seule et unique cause, celle du Grand Israël de la mer au Jourdain) ou
des complices. La France a toujours été un échec pour Israël : à peine
80000 Juifs sont partis depuis 1948 et une moitié est revenue. Alors la
propagande se fait assourdissante. Pourtant, s’il y a bien un pays où
les Juifs sont en insécurité, c’est Israël et il sera ainsi tant que la
destruction de la Palestine se poursuivra.
À « l’alyah » (la montée) des vivants vers Israël, s’ajoute à présent
celle des morts. Les autorités israéliennes incitent vivement les Juifs
français à faire enterrer leurs proches en Israël. Ainsi les victimes de
la tuerie de la porte de Vincennes ont été inhumées au cimetière de
Givat Shaul. Ce « quartier » de Jérusalem, c’est l’ancien Deir Yassine,
le village martyr de la guerre de 1948 où les milices de l’Irgoun
dirigées par Menachem Begin ont massacré toute la population avant que
le village ne soit, comme tant d’autres, rayé de la carte. Quel symbole !
Israël à l’avant-garde de l’islamophobie
Les Juifs ont vécu pendant des centaines d’années dans le monde
musulman. Ils ont même été accueillis par l’empire ottoman après leur
expulsion d’Espagne en 1492. Aujourd’hui, Israël participe à la
diabolisation des Arabes et des musulmans en se comportant en élève
modèle du « choc des civilisations ». Le racisme anti-arabe et
l’islamophobie s’expriment ouvertement, des politiciens en ont fait leur
fond de commerce et les passages à l’acte sont fréquents. Les crimes de
masse comme à Gaza ou la multiplication des propos racistes (Pour le
rabbin Rosen, les Palestiniens sont des Amalécites et la Torah autorise
qu’on les tue ainsi que leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux)
laisseront des traces. Comment imaginer que ce qui est infligé aux
Palestiniens sera sans conséquences ?
En Israël, des propagandistes rivalisent pour expliquer que les Juifs
ont vécu l’enfer dans le monde musulman, masquant le fait que
l’antisémitisme a été avant tout une invention européenne et chrétienne.
Les Juifs orientaux subissent en Israël des discriminations sociales et
un mépris raciste. Ils ont souvent été humiliés et discriminés à leur
arrivée. Ils sont coupés de leurs racines et poussés à renier leur
identité. L’expulsion des Palestiniens de 1948 est présentée comme un «
échange de population » alors que le sionisme est le principal
responsable, et de la Nakba, et du départ des Juifs orientaux de leurs
pays.
Qu’y a-t-il de juif en Israël ?
Les sionistes ont théorisé l’idée que les Juifs et les non-Juifs ne
peuvent pas vivre ensemble. C’est totalement contraire à tout ce qui
s’est passé pendant des centaines d’années. Cela va à l’encontre de
l’aspiration des Juifs à sortir des ghettos, des mellahs et des juderias
pour devenir des citoyens normaux.
Les Juifs religieux qui émigrent en Israël y rencontreront rarement la
religion telle qu'elle a été pratiquée pendant des siècles. Le courant
national-religieux s’est imposé. Ce courant intégriste a totalement
révisé la religion. Le « peuple élu », ça n’a jamais voulu dire qu’il a
plus de droit que les autres mais au contraire qu’il a plus de devoirs.
Parmi les préceptes, il y a « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas
qu’on te fasse » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». « L’an
prochain à Jérusalem », ça n’a jamais voulu dire qu’il faut réaliser le
nettoyage ethnique en cours, mais « vivement que le Messie vienne ».
L'hébreu a toujours été une langue religieuse interdite à l'usage
profane. La religion juive est une religion de « l’exil ».
L’installation sur cette terre (d’Israël/Palestine) avant l’arrivée du
Messie et a fortiori l’établissement d’un Etat juif étaient interdits.
D’ailleurs les Juifs expulsés d’Espagne en 1492 ne sont pas allés à
Jérusalem. Herzl a rencontré une hostilité quasi unanime des rabbins
contre le projet sioniste dès qu’il a été question d’établir un État
juif en Palestine.
Pour les Juifs laïques, les valeurs dominantes d’Israël sont à
l’antithèse de ce que sont pour eux les valeurs du judaïsme. Où
trouve-t-on dans la tradition juive le racisme, le chauvinisme, le
militarisme, le négationnisme de l’existence et de la dignité de l’autre
? Qu’y a-t-il de commun entre ce qu’ont représenté les grands
intellectuels juifs (Einstein, Freud, Arendt, Kafka, Benjamin …) et les
criminels de guerre qui dirigent Israël ? Qu’est devenue en Israël la
mémoire de celles et ceux qui ont lutté contre le fascisme et le
colonialisme (Marek Edelman, Abraham Serfaty, Henri Curiel …) ? De quel
héritage juif peuvent se prévaloir les colons et les militaires qui
justifient à l’avance les violences et les crimes commis contre les
Palestiniens ?
Comme l’écrit l’historien israélien Shlomo Sand à propos du livre de
Yakov Rabkin Comprendre l’État d’Israël, « celui qui voit dans le
sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre. Mais
celui qui croit que l’État d’Israël est un État juif est obligé de le
lire ».
Certains Juifs pensent qu’après le génocide nazi, Israël est l’ultime
refuge. Au nom de quoi les dirigeants israéliens peuvent-ils brandir
partout l’antisémitisme et le souvenir du génocide ? Les sionistes n’ont
joué qu’un rôle marginal dans la lutte contre l’antisémitisme et la
résistance au nazisme. Certains dirigeants sionistes ont même eu un
comportement honteux pendant la montée du fascisme (Ben Gourion avec les
accords de Haavara, 1933) et à l’époque de l’extermination (le groupe
Stern assassinant des soldats et des dignitaires britanniques). Comment
ne pas comprendre que la mémoire du génocide signifie « que cela
n’arrive plus jamais » et pas « que cela ne NOUS arrive plus jamais »,
ce qui correspond à une vision tribale de l’humanité totalement
contraire à toutes les formes d’héritage juif.
Refuser l’assignation et la peur, refuser toutes les formes de racisme et de discrimination.
Il y a des confrontations qui ont du sens : les luttes contre
l’oppression, la domination, le colonialisme, pour l’égalité des droits.
On nous vend aujourd’hui une guerre qui n’est pas la nôtre : celle d’un
monde dit « civilisé » contre le « terrorisme islamique ». Dans cette «
guerre », les musulmans sont considérés comme des terroristes en
puissance et sont sommés de « prouver » qu’ils ne sont pas des complices
de Daesh.
Et les Juifs sont assignés à soutenir sans réserve une politique
israélienne criminelle contre les Palestiniens et suicidaire pour les
Juifs.
Cette fuite en avant criminelle tient par la peur. Ce syndrome assure le
consensus à un point tel qu'un négociateur palestinien (le professeur
Albert Aghazarian) a pu dire que les Israéliens ont peur de ne plus
avoir peur. Cette peur irrationnelle a gagné beaucoup de Juifs français.
Dans le contexte du « choc des civilisations », prétexte des dominants
pour ensanglanter le monde, il y a en France une montée générale de
toutes les formes de racisme. Contrairement à l’image fabriquée par les
principaux médias, le racisme frappe essentiellement tous les « dominés
», toutes les victimes de l’apartheid social : Arabes, Noirs, Roms. Il
prend une nouvelle tournure en se masquant derrière l’islamophobie.
Comme il n’est plus politiquement correct de dire « sale arabe », on
diabolise l’islam.
Il y a aussi une incontestable et détestable montée de l’antisémitisme.
Mais les différentes formes de racisme ne sont pas traitées de la même
façon.
Les dirigeants israéliens et en France le CRIF, participent activement à
la stigmatisation des musulmans. Ils affirment contre toute évidence
qu’il n’y a qu’un seul racisme à dénoncer (l’antisémitisme) et qu'on est
à la veille d'une nouvelle « nuit de cristal ». Ils font apparaître les
Juifs comme ceux que le pouvoir protège alors que l’idéologie
sécuritaire, les déclarations des principaux dirigeants et le travail
nauséabond de pseudo intellectuels, visent une seule population déclarée
dangereuse.
Les stéréotypes antisémites se nourrissent aussi de la complicité du
CRIF avec la politique israélienne et de la partialité évidente du
pouvoir. À l’heure des confusions, l’indignation légitime contre les
crimes israéliens fait monter l’antisémitisme et les quelques paumés
attirés par la violence effroyable de Daesh commettent des attentats
criminels contre les Juifs parce que Juifs.
La lutte contre le racisme ne peut pas être découpée. Choisir certaines «
bonnes » victimes contre d’autres est à l’antithèse du combat
antiraciste. La politique israélienne et la négation totale des droits
du peuple palestinien ne protègent absolument pas les Juifs. Au
contraire. Pour créer l’Israélien nouveau, il a fallu « tuer le Juif »,
celui qui pensait que son émancipation passait par celle de l’humanité.
Comme le dit le militant israélien anticolonialiste Eitan Bronstein : «
nous ne serons jamais libres tant que les Palestiniens ne le seront pas
». En refusant le tribalisme, les Juifs français réaffirmeront une
histoire dont ils peuvent être fiers.
C’est tou-te-s ensemble qu’il faut combattre tous les racismes, toutes
les stigmatisations, toutes les discriminations. C’est tou-te-s ensemble
qu’il faut défendre le droit, en Palestine comme ici.
Pierre Stambul
Lundi, 16 février 2015
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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