samedi 26 avril 2014

Tunisie : "la Tunisie est une start-up démocratie" (Mehdi Jomaâ)

Ne dîtes plus "Premier ministre", mais "chef de gouvernement". Ainsi le veut Mehdi Jomaâ. À 52 ans, cet ingénieur dirige la transition démocratique jusqu’aux futures élections prévues en 2015. Ancré dans la médina de Tunis, la kasbah. Ce Matignon tunisien est un dédale. D’escaliers en courts couloirs, on parvient au vaste bureau dédié aux réceptions. Depuis la révolution du 14 janvier 2011, chefs d’État et directeurs généraux des institutions mondiales s’y succèdent. Nichée entre la puissante Algérie et une Libye laminée par les violences, la Tunisie paraît presque tranquille. Apaisée aussi depuis le vote de la nouvelle Constitution après deux années de débats enflammés au Bardo, siège de l’Assemblée nationale constituante. La nomination de Mehdi Jomaâ, qui a fait l’essentiel de sa carrière à l’étranger (Aerospace, filiale de Total), a clos trois ans de confrontations politiques intensives. Désormais, cap sur l’économie. Confronté à un chômage de masse (16,7 % au niveau national, mais plus de 50 % dans certaines régions), à un déficit budgétaire et à une balance commerciale défavorable, le gouvernement de technocrates qu’il dirige a fort à faire dans un délai finalement assez court : dix à douze mois. Dans cet entretien, Mehdi Jomaâ nous livre ce qui ressort de son audit de la Tunisie, une vraie passion pour cet homme qui a quitté le business international pour la gestion d’une nation.

À Washington, vous avez comparé la Tunisie à une start-up ? Comme se porte-t-elle ?
Le mot start-up convient très bien à la situation. J’appelle cela la "start-up démocratie". C’est quelque chose de naissant, qui est très prometteur, mais qui demande beaucoup d’investissements et comporte des risques. Tout est basé sur la confiance. La Tunisie est une démocratie naissante. On a besoin d’y croire, on a besoin d’investissements et je suis sûr qu’il y aura des dividendes non seulement pour la Tunisie, mais pour le reste du monde.

Quel audit feriez-vous de la situation ?
J’arrive trois ans après la révolution. Une révolution est faite pour renverser un système et le remplacer par un autre. Elle est née d’un besoin d’équilibre régional, d’un besoin de jeunesse et de liberté. Cette jeunesse était également en aspiration de "job". Trois ans après, on n’a pas beaucoup avancé sur ces demandes. Les trois années précédentes étaient politiques par excellence. Ces trois années ont été caractérisées par des tiraillements, des tensions sociales, autant de facteurs qui ne sont pas propices à l’économie. Nous sommes sortis par le haut de cette époque politique. Nous avons désormais une Constitution séculière qui a fait consensus avec 92 % des votes en sa faveur à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Derrière, nous avons un gouvernement qui se veut de compétences et de technocrates. Il se situe à égale distance des partis. Le bilan politique est donc plutôt positif. L’économie a beaucoup souffert d’un environnement instable et peu favorable aux investissements. Notre premier partenaire, l’Europe, est entré en crise. La Libye, notre voisin, un partenaire important, connaît une autre crise. Nous avons besoin d’une croissance de 7 %, nous sommes à 3 %.

Y a-t-il deux Tunisie ? Celle des côtes, celle des terres ?
Oui. Le déséquilibre régional, c’est une évidence. Le modèle de développement choisi avant la révolution était un modèle de vitrine. Les côtes mises en avant, les terres délaissées. Les trois dernières années étaient pleines de promesses, mais il faut être franc, il n’y a eu aucun progrès. L’État s’est contenté de faire un peu de social via des subventions et de créer des emplois dans la fonction publique. Maintenant, fini la démarche administrative centralisée. Nous sommes pragmatiques. Nous débloquons les problèmes causés par l’administration. Des projets qui étaient à l’arrêt depuis trois ans reprennent vie. Mais le gouvernement que je dirige est là pour dix mois. Nous ne pouvons pas nous engager sur des projets grandioses.

Le peuple semble amer et impatient...
... Évidemment. Les gens ont cru qu’avec la révolution tous les problèmes seraient réglés. Et les politiques n’ont pas travaillé sur cet aspect-là. Au bout de trois ans de promesses, les gens n’y croient plus. Après le vote de la Constitution et la nomination de mon gouvernement, un vent d’optimisme s’est levé.

La Tunisie n’est-elle pas victime d’une absence de politique à long terme ?
Sans doute. Il faut que les Tunisiens se remettent au travail. C’est la clé. On peut solliciter des aides, des supports internationaux, mais ça commence par nous-mêmes. Cette démocratie, nous en sommes fiers. Il faut la sauvegarder, assurer sa pérennité. Il faut pour cela de la paix sociale. Pour que ça fonctionne, il n’y a pas trente-six solutions : il faut travailler, s’organiser. Première cible : la fonction publique. Parce qu’il y a du laisser-aller, du désordre.

Allez-vous réduire le nombre de fonctionnaires ?
Il faut arrêter le gonflement de la masse salariale qui représente aujourd’hui dix milliards de dinars pour un budget de vingt-huit. Des discussions très franches se déroulent avec les partenaires sociaux. Il faut stopper le recrutement dans la fonction publique puis inverser la tendance.

Une politique d’austérité, donc ?
De rationalisation. Le coût des subventions aux énergies est très important. Les couches populaires les plus faibles continueront à en bénéficier. Mais les plus aisées, non. Certaines activités comme les cimenteries n’en bénéficieront plus. C’est un secteur très capitalistique, très gourmand en énergie et qui n’emploie pas. L’État n’a pas à les aider. La Tunisie importe 50 % de ses besoins énergétiques.

Avez-vous emprunté sur les marchés afin de pouvoir payer les salaires des fonctionnaires ?
On a des recettes inférieures aux dépenses. Forcément, on doit emprunter. Ça sert à payer des factures, des salaires, des engagements. Le déficit du budget de l’État en 2014 est d’un milliard de dinars par mois. Il faut que chacun comprenne que dans l’électricité qu’il consomme, dans le salaire qu’il perçoit, il y a une part d’emprunt. Soit on s’attaque à ce problème, soit on continue de s’endetter jusqu’à ce que les banques refusent de nous prêter de l’argent. C’est le moment de commencer les réformes afin de ne pas nous retrouver dans la situation de la Grèce.

L’État a-t-il des difficultés à collecter l’impôt ?
Oui. Nous n’avons pas l’intention d’augmenter le taux d’imposition, mais d’appliquer l’assiette qui doit l’être. Une réforme fiscale s’impose. Vous avez, par exemple, un régime forfaitaire qui permet à quelqu’un qui gagne des millions de payer moins d’impôts qu’un smicard. Nous devons d’un côté diminuer les dépenses de l’État et de l’autre augmenter les recettes. Avec équité. Autre chantier, l’économie parallèle. Nous nous y attaquons, car cela représente un manque à gagner très important pour le pays.

Quelle est l’ampleur de la corruption trois ans après la chute de Ben Ali et du clan Trabelsi ? Elle est, à mon sens, pas satisfaisante aujourd’hui, mais moins forte qu’avant.
Nous sommes dans un processus où désormais personne n’est à l’abri de la loi. Auparavant, la corruption se pratiquait au sommet de l’État. Ce n’est plus cas. Je prétends qu’au sein de mon gouvernement, il n’y a pas de corruption. Je n’ai eu aucun écho en ce sens. À une échelle plus générale, il faut du temps. Il faut remettre de l’ordre et restaurer l’autorité de l’État.

Il était prévu que vous révisiez les nominations effectuées massivement par le gouvernement dominé par les islamistes. Qu’en est-il ?
Je me prétends et me définis comme un professionnel. La première des règles pour les nominations : avoir la bonne personne au bon endroit. Nous ne sommes pas au pouvoir pour purifier. J’ai demandé à chaque ministre d’évaluer selon trois critères : la neutralité politique, la compétence, l’intégrité. Tout fonctionnaire doit être au service de son institution. La compétence et le mérite doivent primer. Ce n’est pas la grille de lecture de certains politiques, mais c’est ma méthode. On a trop nommé, ces trois dernières années, en fonction de l’étiquette politique au détriment de la compétence. Cela laisse de profondes séquelles au sein de l’administration.

Vous étiez ministre de l’Industrie du précédent gouvernement. Qu’en est-il du dossier du gaz de schiste ?
La phase d’exploration commencera avec des opérateurs qui connaissent les normes de sécurité. Le sujet est très conflictuel, d’autant que la Tunisie a des rapports étroits avec la France. Celle-ci a pris des positions tranchées concernant le gaz de schiste. Je rappelle que nous ne bénéficions pas d’un parc de centrales nucléaires. Nous procéderons par étapes, de façon rationnelle et je suis assuré que nous ferons consensus.

Serez-vous candidat aux élections législatives ou présidentielle ?
Non ! (Il se lève). Est-ce que c’est clair ?

(25-04-2014 - Propos recueillis à Tunis par Benoit Delmas et Frédéric Geldhof)

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