mardi 28 janvier 2014

Tunisie : "C’est maintenant la vraie révolution"

Leur joie a éclaté avant l’annonce du résultat. Tard dimanche soir, les députés tunisiens ont exulté au fur et à mesure que les petits points verts sont apparus à l’écran. Larmes, youyous, hymne national, les élus, amis ou ennemis, se sont félicités mutuellement, se donnant l’accolade. Avec plus d’un an de retard, trois ans après le départ de Ben Ali, ils ont adopté ce texte tricoté pendant deux ans, au fil des débats, manifestations, crises politiques, avec 200 voix sur 216. Un score largement supérieur aux 145 votes nécessaires pour sceller la deuxième Constitution tunisienne.
"C’est maintenant la vraie révolution !" s’est emportée Meherzia Laabidi, vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante tunisienne et députée Ennahda. Dans les couloirs du Bardo, des slogans retentissaient : "Plus de peur, plus de terreur, notre Constitution est celle du peuple", "constitution, drapeau, union", "fidélité au sang des martyrs". "Avec cette Constitution, la Tunisie a ses libertés mais, surtout, elle est réconciliée", a avancé l’élue. "Depuis l’indépendance, c’est la première fois que les Tunisiens décident de leur histoire, qu’ils débattent. On a découvert notre pays", commentait quelque jours plus tôt Amira Yahyaoui, co-fondatrice de l’ONG Al-Bawsala (la boussole) qui observe les travaux de la constituante. Pour elle, "il y a clairement eu des concessions d’Ennahda. Ils avaient mis la barre islamisante très haut, cela ne pouvait qu’évoluer. Le pouvoir les a rendus plus démocratiques, moins tranchés sur leurs positions, moins idéologues et plus politiques".

Pas de charia
Au fil des mois, la place de la religion, âprement débattue, en plénière, commissions, par médias interposés, manifestations et contre-manifestations, a été émoussée. La charia ne figure pas dans le texte.
L’article 1 dit que "la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion". Le suivant consacre "l’État civil". Dans le préambule, "exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’islam" remplace "sur la base des enseignements de l’islam". Les "hauts principes universels des droits de l’homme" sont gravés. Des ONG, qui ont salué cette inscription, s’inquiètent néanmoins de leur possible "relativité" par rapport à la culture arabo-musulmane, ainsi que du rang "infra-constitutionnel" (inférieur à la Constitution), mentionné plus loin, des traités ratifiés.
Exit aussi la criminalisation de l’atteinte au sacré, voulue par Ennahda.
L’article 6 fait de l’État "le gardien de la religion" qui s’engage "à la protection du sacré et à l’interdiction de toute atteinte à celui-ci", formule consensuelle, ainsi qu’à "la lutte contre les appels au takfir" (apostasie). Il est aussi le garant de "la neutralité des mosquées" et de la liberté de conscience et de croyance, dénoncée cependant par des imams. "Cet article représente des valeurs qui ne sont certes pas conciliables, mais elles ne sont pas contradictoires. Il représente tout le monde", se félicite, "soulagé", Selim Ben Abdessalem, député Nida Tounes.

"La société s’est réappropriée ses droits"
"La société tunisienne a pétri ce texte", s’émerveille Ghazi Gherairi, constitutionnaliste, louant le processus d’écriture de la Constitution. "La société s’est réappropriée ses droits, comme, par exemple, les droits de la femme qui avaient été imposés avec autorité par l’État sous Bourguiba", détaille-t-il. En août 2012, des centaines de femmes sont descendues dans la rue pour dénoncer la "complémentarité", concept d’Ennahda. Le parti islamiste a reculé et "l’égalité entre citoyens et citoyennes" a été inscrite. La parité dans les assemblées élues est elle aussi gravée dans le marbre.
Et puis, l’histoire récente du pays et des élus a aussi laissé son empreinte dans le texte. Auparavant cantonnée à un rôle politique fantoche ou poussée à l’exil ou à la clandestinité, l’opposition a désormais un article qui en fait une "composante essentielle de l’Assemblée". L’interdiction de déchoir un Tunisien de sa nationalité, de le pousser à l’exil, de l’empêcher de retourner dans son pays est énoncée, tout comme le droit d’asile. Au pas pendant 23 ans, juges et magistrats ont plaidé, jusqu’au bout, pour leur indépendance.
Dans cette deuxième République, les hauts magistrats sont nommés par décret présidentiel, sur "proposition exclusive" du Conseil de la magistrature. Idem pour les médias. Longtemps muselés, ils ont battu le pavé pour faire valoir leurs droits : la liberté d’information et de publication est constitutionnalisée, tout comme "l’instance de la communication audiovisuelle", une des cinq instances constitutionnelles avec celle des droits de l’homme, qui veille à les renforcer, celle du développement durable ou encore celle de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption.

Synthèse tunisienne
"Cette Constitution n’est pas inodore. Elle est une synthèse entre les spécificités culturelles du pays et la garantie des droits de l’homme.
Énormément de points ont été imposés par le souffle révolutionnaire, comme la discrimination positive entre les régions ou le droit de grève", note Ommeyya Seddik. Pour le politologue, "elle est un véritable antidote. Le régime choisi n’est pas facile. Cette Constitution permet de construire un véritable régime démocratique." Après des mois de prises de bec, Ennahda, favorable à un régime parlementaire, a accepté, en octobre 2012, un régime mixte, avec un président élu au suffrage universel, qui ne pourra cumuler plus de deux mandats de 5 ans. Après deux régimes autoritaires consécutifs, ni le nombre de mandats ni leur durée ne pourront être amendés, précise un alinéa de cet article 75. Le Premier ministre, responsable devant l’Assemblée, et le président se partagent l’exécutif et une Cour constitutionnelle va être créée.
"Après l’émotion, la Tunisie est prête à passer au deuxième étage de la fusée démocratique : l’alternance politique et pacifique au pouvoir, dit Moncef Cheikhrouhou, député de l’Alliance démocratique. Quelles que soient nos divergences, il est toujours mieux de les aiguiser que d’avoir un seul avis, comme sous la dictature." Si l’instance chargée des élections est déjà mise en place, l’élaboration de la loi électorale et la campagne s’annoncent caustiques.

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