samedi 9 novembre 2013

Tunisie : les soldats perdus du djihadisme (Julie Schneider)

C’est en écoutant la radio que Rachid Saadi a appris l’arrestation de son fils. "Je ne savais même pas qu’il était en Tunisie. Je croyais qu’il était en Syrie", avoue-t-il, en conduisant. Ce jour-là, en costume, le visage tiré par la fatigue, ce fonctionnaire vivant à Zaghouan, à 50 kilomètres au sud de la capitale, se rend à la brigade criminelle de Gorjani à Tunis, où son fils, Aymen, est détenu. Arrêté le 30 octobre à Monastir, Aymen, 17 ans au moment des faits, est soupçonné d’avoir voulu faire exploser le mausolée de Habib Bouguiba, ancien président et père de l’Indépendance. Dans son sac, "une petite charge de TNT", selon les autorités.

"On était devenu Satan pour lui"
"Il a été frappé. Son visage est gonflé. Un oeil est bleu. Il a des contusions", déclare Rachid, quelques minutes après avoir vu son fils. Hayet, sa femme, craint "qu’il avoue des choses qu’il n’a pas faites" et espère que ses droits seront respectés. "Il voulait être médecin ou architecte. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé", pleure cette institutrice. De manière décousue, ils racontent l’histoire d’Aymen, "un enfant brillant" qui a "changé il y a un peu plus d’un an".
En mars, il a tenté d’aller en Libye. Mineur et sans l’autorisation de son père, il n’a pas pu franchir la frontière. "La police n’a même pas cherché à savoir d’où venaient les 1 400 dollars qu’il avait sur lui ni qui était le Libyen qui l’attendait de l’autre côté de la frontière. Je suis alors devenu son ennemi juré", souffle ce père de quatre enfants. Pour ces parents, leur fils s’isole de plus en plus. "Il n’arrivait plus à s’adapter, ne voulait plus aller au lycée parce qu’il était mixte. Moi je l’envoie étudier et, lui, il participe aux tentes [de prédication]. On était devenu Satan pour lui", tonne Rachid.

L’aimant syrien
Rachid a dû signer le P-V de "10 pages", sans avoir assisté à l’interrogatoire de son fils mineur, "sans l’avoir lu", ou juste quelques bribes. "J’ai lu qu’il avait fait allégeance à Abou Iyadh ", le leader d’Ansar el-Charia, recherché depuis l’attaque de l’ambassade américaine en septembre 2012, dit-il. En mai, contre la volonté de ses parents, Aymen s’est rendu au congrès d’Ansar el-Charia, interdit par les autorités. Le 19 août, après avoir dit qu’il partait "à la mer", il disparaît. Son téléphone est coupé. La police est alertée. Seule sa mère a reçu quelques appels depuis. Impossible de rappeler. Jamais ils n’ont su où il était. Rachid, lui, est convaincu qu’Aymen se battait en Syrie, comme des centaines de Tunisiens partis faire le djihad. En septembre, Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur, a déclaré avoir empêché 6 000 Tunisiens de partir vers la Syrie.
Le 30 octobre, toujours, un peu plus tôt dans la matinée, "vers 9 h 30", un autre jeune homme, identifié par les autorités comme étant Khalil Issaoui, s’est fait exploser sur la plage publique Boujaâfar, dans le centre de Sousse, à 140 kilomètres de Tunis. C’était le premier attentat de l’ère post-Ben Ali. Selon le ministère de l’Intérieur, il a tenté "de pénétrer par une porte arrière" de l’hôtel Riadh Palms avant d’être "repoussé par des gardiens et une patrouille de police qui passait". Dans son sac, "une petite charge explosive, mais l’enquête se poursuit", assure-t-on au ministère de l’Intérieur.
Khalil Issaoui, 21 ans, était originaire de Zahrouni, une banlieue populaire de Tunis. Ses proches disent leur incompréhension. Ils doutent même de l’identité du corps. Le manque d’information alimente toute sorte de rumeurs. Étudiant "en ingénierie mécanique à Sidi Bouzid", Khalil "gardait [l]es jumeaux" de ce voisin et était "très gentil" pour cette tante. L’an dernier, il a "voulu partir en Syrie", se souvient-elle, vêtue de noir, entourée de femmes dont certaines en pleurs. La famille s’y est violemment opposée. "Il était redevenu normal", soupire la tante. Lui aussi avait disparu en août.

Les salafistes manipulés ?
Les attaques de Sousse et Monastir n’ont pas été revendiquées. Pour le ministère de l’Intérieur, "ces deux hommes appartiennent à Ansar el-Charia", classée "organisation terroriste" fin août. Depuis plus d’un an, les autorités ont durci le ton avec les djihadistes, accusés d’être derrière les assassinats de l’opposant Chokri Belaïd et du député Mohamed Brahmi. Ils sont aussi pointés du doigt dans les affrontements qui opposent régulièrement les forces de l’ordre à des groupes armés. En octobre, 9 agents des forces de l’ordre ont ainsi été tués. Ce "danger salafiste", Moncef Marzouki, le président de la République tunisienne, avoue l’avoir "sous-estimé" dans les colonnes du Monde : "Il faut dire la vérité : nous n’étions pas prêts à cette guerre." Pour lui, "une partie des salafistes agit pour elle-même, mais une partie est manipulée". Il se dit "absolument persuadé de l’implication des partisans de l’ancien régime dans un certain nombre d’opérations de déstabilisation en Tunisie", évoquant des "liens entre des forces mafieuses et des salafistes".
Une hypothèse que ne rejettent pas des leaders d’Ansar el-Charia : "Tous ces événements ont commencé au moment où Ansar el-Charia était au sommet de son succès, souligne ce membre du mouvement. Il faut essayer de savoir à qui cela profite." En clair, ils seraient des boucs émissaires. Le projet d’Ansar el-Charia est bien d’instaurer un État islamique rigoriste, mais cela passe en Tunisie essentiellement par des actions caritatives et la prédication. Selon ce militant, les leaders du mouvement n’ont aucun lien avec les violences actuelles. Le djihad armé est prôné en Irak, en Syrie ou encore au Mali. "Beaucoup" de ces djihadistes sont revenus de Syrie et du Mali, selon les autorités et les djihadistes. Mais aucun chiffre n’est donné.

"On sait qu’ils ne sont pas tous terroristes"
Les salafistes eux se posent en victime de la répression et dénoncent un "harcèlement" de la part des autorités. Rafles, détention sans procès... À Zarhouni, des hommes discutent dans la rue : dans la nuit du 30 au 31 octobre, il y a eu une descente de police. "Ils sont passés par-dessus le mur, ont cassé la porte avec leurs armes et ont tiré mon fils du lit par les pieds", raconte Abderrazak, dont le fils, Bilel, a été arrêté. Ils dénoncent aussi les tortures dans les commissariats, comme celle de Walid Denguir, un dealer mort une heure après son arrestation le 1er novembre. "Les jeunes en ont marre de voir leurs frères tués, emprisonnés, subir la tyrannie du gouvernement. Cette pression risque d’engendrer l’explosion", craint un membre d’Ansar el-Charia.
cadre du ministère de l’Intérieur le reconnaît : "Après l’interdiction du congrès d’Ansar el-Charia, on est entré dans une sorte de petite guerre avec eux. On sait qu’ils ne sont pas tous terroristes. Seuls quelques-uns ont des armes ou cherchent à en avoir", nuance-t-il. Plus de 300 personnes auraient été arrêtées, dont 7 en lien avec les attaques de Sousse et de Monastir. Dans le rapport intitulé Violences et défi salafiste, paru en février, l’International Crisis Group alertait : "Une répression non ciblée visant des individus selon leur appartenance politique et religieuse présumée, comme sous l’ère Ben Ali dans les années 2000, ne ferait qu’encourager nombre de salafistes à se tourner vers la violence."

(09-11-2013 - Julie Schneider)

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