lundi 31 octobre 2016

Maroc : Attention au Théorème de Bouazizi (Benoît Delmas)

Une étincelle avait suffi pour embraser la Tunisie. Celle de l'allumette grattée par Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid le petit matin du 17 décembre 2010. Ce vendeur occasionnel de fruits et légumes, unique moyen de subsistance pour sa famille, s'était vu confisquer sa maigrelette marchandise par la police. Après s'être fait éconduire de la mairie, l'homme avait acheté de l'essence, s'en était aspergé pour se transformer en torche humaine. Cette immolation, une de plus dans la dictature de Ben Ali rongée par l'injustice et la corruption, a causé la chute du dictateur. Les réseaux sociaux – cadenassés par l'État policier – ont fait savoir ce geste de désespoir qui a entraîné la révolte de ceux qui n'avaient plus rien à perdre. Depuis ce décès, le nom de Mohamed Bouazizi est devenu le théorème du sans-grade, persécuté par les pandores et sans espoir d'obtenir justice. Et on sait qu'un geste similaire peut embraser les pays voisins.

La mort de Fikri : dramatique et pleine de symboles
Jeudi, à Al Hoceïma, une opération de police a viré au cauchemar pour la royauté. Un vendeur de poissons, Mouhcine Fikri, est mort broyé par les mâchoires d'une benne à ordures. L'homme refusait la saisie de sa marchandise de poissons, illégale, par les forces de l'ordre. La scène, filmée via un téléphone portable, a provoqué une colère populaire qui s'est traduite par des manifestations dans tout le pays. Ravivant le spectre du 20 février 2011.
Dans la foulée et à l'identique de ce qui s'est passé durant la révolution tunisienne, partis et société civile avaient demandé des avancées démocratiques. Des manifestations se sont déroulées dans 53 préfectures. Dans la ville de Mouhcine Fikri, on avait dénombré cinq morts. De quoi contraindre le roi Mohamed VI à réagir le 9 mars. Dans un discours clé, le monarque s'est alors engagé à rendre la justice indépendante, le Parlement libre… Une réaction politique qui a réussi à pacifier les rues.
Mais les ministères régaliens (Intérieur, Défense notamment) dépendent toujours du palais. Le roi a demandé à son ministre de l'Intérieur de se rendre dans le Rif pour y visiter la famille du défunt et faire le nécessaire pour élucider les conditions de ce qui peut être un accident ou une bavure policière. Le théorème de Bouazizi hante bien les dirigeants de la région.

Les inégalités, une épée de Damoclès sociale sur le pays
Plus que le manque de libertés, ce sont les inégalités sociales et les injustices à répétition qui minent le Maroc, l'Algérie et encore la Tunisie malgré sa mue en démocratie. Facebook, qui est le premier média du Maghreb, peut transformer le plus infime fait en fait majeur. La vidéo de la mort de Fikri ne sera pas sans conséquence. Si Rabat donne, à raison, l'impression d'un dynamisme économique (forte attractivité pour les entrepreneurs, politique volontariste à l'égard des pays africains), il n'en demeure pas moins que 40 % des jeunes sont au chômage dans les zones urbaines. Un potentiel de frustration tempéré par le système D.
La mort de Fikri contraste avec l'annonce de l'installation de grandes usines. En septembre, Boeing a annoncé la création de 8 700 emplois dans la région de Tanger. Comme en Tunisie, il y a deux Maroc. Celui qui avance et l'autre, celui qui souffre, qui pratique la débrouille illégale pour tenter de survivre. Mohamed Bouazizi appartenait à la Tunisie de l'intérieur, celle qui est méprisée par Tunis depuis trop longtemps. Mouhcine Fikri appartenait au Rif. Sa mort atroce a de tristes résonnances avec l'allumette grattée en décembre 2010 par Mohamed Bouazizi.

(31-10-2016 - Benoît Delmas )

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