mardi 24 mai 2016

Tunisie : Trois jours qui ont révolutionné Ennahda (Benoît Delmas)

Vendredi 20 mai. Rendez-vous était fixé à 16 heures. À 17 h 30, la coupole de Radès, nord de Tunis, débordait de milliers de militants, un bon millier contraints de demeurer à l'extérieur du lieu, d'ambassadeurs, de représentants de nombreux pays, d'invités divers et de la plupart des partis tunisiens. À deux exceptions notables : le Front populaire (extrême gauche) et de Mohsen Marzouk, l'ancien secrétaire général de Nidaa Tounes et fondateur du bloc parlementaire dissident Al-Horra. Le président de la République en personne avait fait le déplacement après « avoir hésité ». Lorsque le vice-président de l'ARP et figure historique du parti, le vibrionnant Abdelfattah Mourou, ouvrit le 10e congrès, Rached Ghannouchi et BCE étaient assis côte à côte. Tout le symbole du consensus politique tunisien où les féroces adversaires de 2014 forment désormais le duo stabilisateur de 2016.
Le leader du parti islamiste s'était rendu au congrès de Nidaa Tounes, le parti façonné pour BCE, en janvier dernier. Il y avait pris la parole et s'était fait applaudir. Idem ce 20 mai pour Essebsi. Il s'est adressé aux milliers de militants nadhaouis autant qu'à l'opinion internationale. Affirmant que « Ennahda est devenu un parti civil et dans nos traditions, l'islam n'est pas contradictoire avec la démocratie ». Preuve que la concorde à la tunisienne est bien réelle. Que l'unité, qu'elle soit de façade ou pas, peu importe, prime en ces temps terroristes. Preuve que les rancunes s'estompent entre politiques de haut calibre. Preuve que l'union entre les deux vétérans que sont BCE et Ghannouchi ne souffre d'aucune mésentente en public. Le show organisé au millimètre a donné l'image d'un parti rassemblé, uni. Une vitrine impeccable au service d'un propos révolutionnaire au sein de la galaxie de l'islam politique. Dès son discours, le leader a affirmé que son parti devenait « civil » et séparait la politique et la prédication. Ce qui équivaut à un électrochoc dans le monde arabe. Une ligne de rupture avec les Frères musulmans. Puis il a rendu hommage « aux martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi », les deux hommes politiques exécutés en 2014 ainsi qu'aux membres des forces de l'ordre tués par les terroristes. Il a martelé que son parti était en guerre contre l'État islamique. Puis évoqué le nécessaire bilan que doit faire Ennahda de son action au gouvernement (fin 2011-janvier 2014). Une partition qui fait entrer les islamistes de plain-pied dans le monde politique. En évinçant le religieux des programmes, Ennahda veut devenir 100 % tunisien. Coller aux réalités du pays, pays que certains dirigeants trop longtemps exilés avaient sans doute mal compris dans ses composantes multiples. Certes, la Tunisie est un pays conservateur, mais ça ne va pas au-delà.
Les quelque 1 200 congressistes se sont ensuite retranchés dans la ville balnéaire d'Hammamet, située à moins d'une heure de route de la capitale. Les débats se sont déroulés à huis clos. Une habitude pour les cadres de ce mouvement. Les plus violents accrochages peuvent s'y dérouler, mais rien n'en filtrera. Les plus mécontents, notamment Abdellatif Mekki, ancien ministre de la Santé des deux gouvernements Ennahda, se contenteront de sobres déclarations. Celui-ci a simplement fait savoir qu'« il n'y aura pas de leader qui contrôle un mouvement, mais un mouvement qui a un leader ».
Maintenant que la doxa a été approuvée par une majorité des 1 200 membres du congrès, que les changements de cap voulus par le cheikh ont été validés en intégralité, que celui-ci a été réélu à la présidence du parti par 75 % des voix (800 voix contre 229 à Fathy Ayadhy), Ennahda est en ordre de marche pour l'année électorale qui se profile. Municipales en mars 2017, présidentielle et législatives en 2019. Le premier scrutin, inédit depuis la révolution, sera un test important pour la nouvelle Ennahda. Implanté dans toutes les communes du pays, le mouvement bénéficie de son réseau de militants. Il part avec un relatif avantage, Nidaa Tounes étant confronté à une scission depuis l'automne dernier. Débarrassé de son volet « prédication », que peut apporter Ennahda aux Tunisiens? Sa vision économique est très proche de celle de Nidaa Tounes.
Les militants ont été préparés depuis plus d'un an à cette modification d'envergure. À 93 %, les congressistes ont voté en faveur de la motion séparant la politique de la prédication. Pour qui connaît les rouages du parti, c'est chose normale. Ça suit. Le cheikh décide, « le troupeau suit » ricane un ancien membre du parti. Néanmoins, il faudra beaucoup de pédagogie pour la faire accepter au quotidien. Ce renoncement au référentiel religieux implique un renouvellement idéologique. Chez les adversaires des islamistes, le scepticisme est prédominant. Issam Matoussi, député Nidaa, déclarait lundi dans les colonnes de Tunis Hebdo : « Qu'on ne pense pas qu'Ennahda puisse vraiment devenir un parti démocratique. » Un sentiment partagé par beaucoup. Certes, le happening de Radès a montré que certains de ses adversaires les plus virulents étaient capables de s'y montrer, de s'y faire photographier avec les dirigeants du désormais parti « civil », et ce, au nom de « la real politique ». À l'internationale, opération gagnante pour le parti. Cette césure entre le politique et religieux, façon « CDU », selon une élue nadhaouie, rassure des chancelleries qui rêvent d'une Tunisie en paix. En résumé : une opération politique très bien vendue aux opinions, nationale et internationale. Désormais, Rached Ghannouchi et ses cadres doivent bâtir un programme. Pas si simple.

L’Histoire récente d’Ennahdha
La fin d'une époque pour ce mouvement né dans la clandestinité, réprimé sous Bourguiba puis emprisonné sous Ben Ali. Ceux qui ont pu s'exiler, en France où en Angleterre, ont évité la torture, les mauvais traitements. Les autres ont purgé, après les grands procès de 1991/1992, de longues peines. Lorsque Ben Ali prit la fuite le 14 janvier 2011, les exilés revinrent à Tunis. Rached Ghannouchi en premier lieu. Son arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage fut le théâtre d'une liesse. Deux mille militants l'attendaient à l'intérieur et sur le parking. L'homme fut porté en triomphe. Pourtant, la révolution n'a recélé aucun caractère religieux. « Du pain, de la dignité, de la justice » furent les seuls mots scandés dans les rues tunisiennes du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Une fois redevenu légal, Ennahda gagna fort logiquement les élections constituantes. Forts d'une base militante qui couvre tout le territoire, d'une logistique et d'un discours plus porté sur le religieux que sur l'économie, ils obtinrent un groupe de 89 députés sur les 217 que comptait l'Assemblée constituante. Deux partis s'associèrent à eux : l'Ettakatol du social-démocrate Mustapha Ben Jâafar et le CPR du futur président de la République Moncef Marzouki. Deux Premiers ministres se succédèrent : Hamadi Jebali puis Ali Larayedh. Deux rescapés des geôles de Ben Ali. Le mauvais mouvement économique entamé depuis la révolution (inflation frôlant les 6 %, chômage tutoyant les 14 %) se transforma en crise récurrente. Aucune réforme majeure ne fut enclenchée. Vint l'épreuve de la rue. D'importantes manifestations se déclenchèrent au Bardo, siège de l'Assemblée, à la suite du meurtre du député Brahmi – imputé à l'époque par beaucoup et sans fondement, à Ennahda. Un dialogue national fut mis en place, récompensé par le Nobel de la paix 2015, afin de mettre en place un gouvernement de technocrates. Mehdi Jomâa et son concept de la « start-up démocratie » furent choisis. Sa mission : mener à bien les élections et assurer la sécurité du pays. L'homme se voyait diriger la nation tunisienne comme une entreprise. Ali Larayedh, le Premier ministre, quitta son poste sans broncher, prouvant que les islamistes tunisiens étaient capables de quitter le pouvoir pacifiquement. Une période de silence commença. Trois attentats ensanglantèrent la Tunisie en 2015. Au musée du Bardo, sur la plage d'un hôtel de Sousse puis un minibus de la garde présidentielle. Les touristes désertèrent la destination. Deuxième round électoral fin 2014. La Nidaa Tounes de BCE vire en tête aux législatives, 86 élus contre 69 pour Ennahda, l'obligeant à nouer une alliance. BCE s'installe au palais de Carthage pour cinq ans. Son duo avec Rached Ghannouchi – « un vrai politique, il connaît la marche arrière », confiait-il – a un effet stabilisateur. Dès la rentrée, les municipales occuperont les esprits.

(24-05-2016 - Benoît Delmas)

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