vendredi 29 janvier 2016

Syrie : "Aidez-nous à rester chez nous !", l'appel de l'archevêque d'Alep

L'archevêque d'Alep en Irak a « du sang de corsaire dans (ses) veines » (sic), puisqu'il s'appelle Jeanbart. Il porte un célèbre nom français, il parle couramment notre langue (comme quatre autres), il a fait des études chez nous, mais ce francophile convaincu est né là-bas, en 1943, dans une famille « qui figure sur les registres de la ville depuis 1715 ». Mgr Jean-Clément Jeanbart est en France pour participer à la « Nuit des témoins », hommage aux chrétiens persécutés organisé par l'association Aide à l'Église en détresse qui aura lieu dans plusieurs grandes églises du pays, et dont le coup d'envoi est donné ce vendredi 29 janvier au soir à Notre-Dame de Paris. Entretien.  (Propos recueillis par Jérôme Cordelier)

Dans quel état d'esprit êtes-vous aujourd'hui ?
Mgr Jeanbart : Je suis archevêque d'un diocèse qui existe depuis le IIIe siècle ; l'un de mes prédécesseurs a siégé au concile de Nicée en 325. Je me sens pleinement de cette Église chrétienne qui a navigué à travers des tempêtes continues au long des siècles. Et aujourd'hui je souffre, pour mon peuple, pour mon pays, pour toutes les victimes innocentes de cette barbarie qui nous frappe. Mais je veux pardonner à ceux qui actuellement ne savent pas ce qu'ils font, comme Jésus sur la croix a pardonné au bon larron qui l'avait insulté. Je veux pardonner pour ouvrir la possibilité d'une réconciliation, en oubliant le passé et en regardant vers l'avenir.


Comment vit-on actuellement à Alep ?
Les images, vous les connaissez, vous les avez vues. Ces images de destruction, de morts, jusqu'à 300 000 disparus, sans compter les mercenaires qui nous attaquent. Mais il est aussi malheureux de vivre la destruction d'une ville de trois millions d'habitants – même cinq millions avec les banlieues – qui fut, pendant des siècles, à l'avant-garde des grandes cités du Moyen-Orient, sur le plan industriel, commercial, culturel… Du temps des Ottomans, Alep était la deuxième ville la plus cosmopolite de cette partie du monde après Constantinople. Neuf dénominations étrangères y avaient des colonies entre les XVIIe et XIXe siècles. C'est pourquoi vous retrouvez parmi nous beaucoup de patronymes étrangers – dont le mien, par exemple –, et il n'est pas rare de tomber sur des gens qui parlent quatre langues. Quand vous êtes cultivé, que vous connaissez l'histoire, vous souffrez encore plus de cette dévastation. On parle de 1 600 usines détruites. Des milliers d'ateliers, de commerces n'existent plus. Des centrales électriques, des hôpitaux, des écoles, des églises, des couvents ne sont plus que ruines. C'est une catastrophe. Je suis aleppin de souche. Pendant quinze à vingt ans, j'ai travaillé pour l'avenir des jeunes en contribuant à l'ouverture d'une école de formation aux métiers du tourisme, d'un institut de business administration, d'une école d'infirmières ; nous avions le projet d'un lycée de 1 200 élèves… Tout cela est perdu. Mes souffrances sont terribles. Nous nous sentons oubliés. Nous avons l'impression que tout le monde a de la valeur, sauf nous.


Avez-vous peur ?
Je préfère parler d'inquiétude. Nous sommes inquiets de l'issue des conflits. Inquiets d'incursions de Daech et des forces rebelles sans foi ni loi. Je ne suis pas proche du pouvoir en place, mais je crains que la désintégration et la chute de ce régime ne provoquent une guerre civile. Les institutions, l'armée, le ministère de l'Intérieur, les tribunaux constituent une protection pour la population. Je ne suis pas pour ou contre Bachar el-Assad, même si je considère que l'Occident doit reconsidérer son jugement à son égard : il n'est pas aussi mauvais qu'on le soutient ici. Je souhaite seulement une réconciliation, que l'on trouve des points de rencontre afin de bâtir l'avenir.


Que dites-vous à ceux qui sont tentés par Daech ?
Que ce sont des terroristes qui n'ont aucune culture sociale du XXIe siècle, qui ignorent que le monde a changé, qu'on ne peut plus vivre au Moyen Âge, que les livres de Dieu doivent être interprétés dans le sens de l'homme… Des versets du Coran stipulent qu'il ne faut pas faire le moindre mal à une créature, aussi petite soit-elle.


Quel appel voulez-vous lancer aux Français ?
Je leur dis : si vous voulez vraiment aider les chrétiens en Syrie, aidez-nous à rester chez nous ! Comment ? En finançant des projets de développement, en poussant les belligérants à trouver une solution pour la paix, en essayant d'empêcher qui que ce soit de terroriser la population, en faisant tout pour que les gens ne partent pas… Nous avons longtemps été abandonnés, et maintenant certains essaient de se rattraper en transportant nos fidèles vers d'autres pays. Mais, en agissant ainsi, ils vident la Syrie de ses forces vives, entravant, après l'avoir détruite, sa reconstruction. C'est un second coup de poignard dans le dos qui nous est donné. Nous estimons avoir une mission dans ce pays où l'Église est née. La Syrie est une terre sainte qui a donné naissance à l'apôtre Paul et qui a été baptisée par le sang de millions de martyrs chrétiens. Ne l'oublions pas, ne l'oublions jamais !


(29-01-2016 - Propos recueillis par Jérôme Cordelier)

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