dimanche 20 novembre 2016

Tunisie : Le pays affronte son passé avec ses auditions sur la dictature (Benoît Delmas)

Pour la période allant 1er juillet 1955 au 31 décembre 2013, l'Instance Vérité et dignité a été missionnée pour « révéler la vérité » sur les crimes commis par l'État ou au nom de l'État. Et les auditions publiques ont commencé hier avec une retransmission à la télévision...

« Vous respirez l'air de la démocratie. Grâce à qui ? À ceux qui sont au cimetière ! » Cette mère, peu importe son âge, s'exprime publiquement face aux Tunisiens via la télévision. Elle porte une parole de colère et d'incompréhension face à la situation qui perdure depuis des décennies. Son fils a été tué lors de la révolution. Elle évoque les plus de trois cents victimes au cours de cette période. Sans parler des blessés. Une autre mère accuse : « Si vous recevez l'aide étrangère, de l'Allemagne, de la France, c'est à cause de nos martyrs. » Son garçon a été assassiné par la police à Kasserine dès les premiers jours de l'insurrection dans cette région défavorisée. Une troisième « mamma » intervient, indique que son enfant a été abattu le 13 janvier 2011, rue de Lyon à Tunis, par un policier. Elle brandit la photo du tueur, elle le nomme, elle a apporté les vêtements ensanglantés de son fils. Trois femmes, trois témoignages qui ont saisi l'assistance lors de la première audition publique, télévisée, des victimes de la dictature. Celle de Ben Ali, celle de Bourguiba.
C'est encore une femme qui dit sa vérité. « Il y a du luxe ici, de la sécurité », exprime cette mère qui vient pour la première fois à Sidi Bou Saïd. Elle, elle vient du gouvernorat de Sidi Bouzid, l'autre Tunisie, celle qu'on masque à dix jours d'un sommet pour l'investissement. Le choc est patent. Au bas d'une ville classée par l'Unesco, on reçoit les témoins des atrocités de soixante années de dictature. Des men in black, des hôtesses, un lieu ambigu, celui annexé par Leïla Ben Ali lors du magistère de son mari Ben Ali. Ça tape, cette confrontation entre la banlieue nord de Tunis, dorée sur tranches, et ces femmes venues du centre du pays, régions dépourvues de tout développement, de tout espoir. Entre les voitures avec chauffeur des ambassadeurs, des VIP, et leurs situations, il y a un fossé d'ampleur phénoménal. Les récits se succèdent. La police a tué, les tribunaux militaires n'ont pas tranché, quant aux bourreaux... Et les principaux dirigeants du pays n'ont pas jugé bon de venir. Ni le président de la République, ni le chef du gouvernement, ni le président de l'Assemblée des représentants du peuple.
Elles seront cinq, ils seront deux à s'exprimer. Une séance de plus de trois heures en direct. Malgré la difficulté de l'exercice, raconter ses souffrances intimes devant le grand public, les témoins feront acte de simplicité. Comme si l'ampleur des méfaits commis par l'État depuis des décennies les obligeait à un devoir de réserve. Sami Brahem racontera sa descente aux enfers dans les geôles de Ben Ali parce que, jeune étudiant, on l'avait suspecté d'être islamiste. L'homme raconte, peu à peu, les humiliations. L'éther versé sur ses parties intimes à l'infirmerie de la prison. Il en connaîtra quatorze en tout. Il dit la violence sexuelle des matons. Les viols édictés par l'État despotique. L'urine qu'il recevait, la tête plongée dans la cuvette des toilettes et autres recettes que le ministère de l'Intérieur de Ben Ali aimait à pratiquer. Cette confession, une cinquantaine de minutes, a permis de mettre à nu un système de répression, d'humiliation voulue par celui qui a commis un coup d'État contre Bourguiba. Ce récit, diffusé dans tout le pays, a glacé l'opinion.
« Je veux bien tourner la page, mais il y a des choses qui me restent sur le cœur », a dit cet homme simple dans son costume gris. Il a incité ses « tortionnaires » à venir « demander pardon ». Et plus largement, il a constaté : « Pendant huit ans de détention, combien de livres je n'ai pas lus, combien d'idées se sont perdues. » Et d'évoquer « un appareil de castration » conçu et voulu par le régime Ben Ali à l'égard de tous ceux qui voulaient réfléchir, penser, exercer leur esprit critique. La plus belle des leçons en ce soir de catharsis. Gilbert Naccache fut le dernier témoin. Il a parlé de la période Bourguiba. Pourquoi il fut persécuté, engeôlé. Homme qui écrit, en prison, sur le papier alu de ses paquets de cigarettes Crystal tout un livre qu'il titra Crystal. Cet ultime témoignage pour ce premier soir d'audition publique a laissé une impression amère. Comme un passé qui ne passe pas. Une réalité qui affronte la culture du déni. La parole des mères, des épouses, veuves, des hommes torturés et violés, fut une mise à sac de la vitrine Tunisie à base de jasmin et de ciel bleu.

(18-11-2016 - Benoît Delmas)

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