L'expert Jonathan Benthall décrit comment les ONG caritatives
saoudiennes combinent depuis 30 ans engagement humanitaire et
diffusion du wahhabisme. Propos recueillis par Armin Arefi.
Que cachent réellement les organisations caritatives saoudiennes ?
Au-delà de l'aide humanitaire aux plus démunis, ces ONG qui ont
proliféré au début des années 1980 sont accusées de répandre une
version ultra-conservatrice de l'islam dans le monde entier, mais
aussi d'avoir financé certains groupes djihadistes en zone de
guerre. Grand spécialiste mondial de la charité islamique dans le
Golfe, Jonathan Benthall*, chercheur honoraire au département
d'anthropologie de l'University College de Londres, analyse
l'opaque secteur de l'humanitaire en Arabie saoudite.
Les ONG caritatives saoudiennes ont-elles réellement servi à
répandre l'idéologie wahhabite dans le monde ?
L'Arabie saoudite s'est servi d'organisations caritatives
saoudiennes telles que l'International Islamic Relief Organisation
(IIRO) et Al-Haramain pour diffuser le wahhabisme, une version
très rigoriste de l'islam.
Pourquoi ce prosélytisme ?
L'un des buts était d'allier aide humanitaire et diffusion du
wahhabisme, afin de reconstituer la foi musulmane dans les
anciennes Républiques soviétiques et ainsi restaurer l'unité du
monde islamique en ré-islamisant ces régions divisées et
sécularisées, selon eux, par le communisme. Mais il est important
de rappeler que l'Arabie saoudite a également appuyé autrefois
tous les mouvements islamiques compatibles avec le wahhabisme,
comme le Front islamique du salut (FIS) en Algérie, avant la
guerre civile des années 1990, ou les Frères musulmans en Égypte.
Le but des Saoud était de soutenir toute sorte d'islam
conservateur à l'étranger afin de satisfaire les religieux
wahhabites en Arabie saoudite, de sorte probablement à s'éviter
toute opposition en interne. Cela est également passé par la
construction de mosquées et par la diffusion de textes religieux
dans de nombreux pays européens.
Ces organisations sont-elles uniquement islamiques ?
Il est intéressant de noter que les organisations caritatives
oeuvrant à l'intérieur du royaume sont dans l'ensemble laïques et
se cantonnent strictement à l'humanitaire, en venant notamment en
aide aux plus pauvres, aux personnes âgées ou aux enfants
handicapés. C'est à l'étranger que les Saoudiens allient religion
et humanitaire, ce qui peut d'ailleurs être comparé à l'activité
des organisations caritatives évangéliques originaires des États
du sud-est des États-Unis.
En répandant l'islam wahhabite, l'Arabie saoudite n'a-t-elle
pas d'une certaine manière contribué à l'essor du djihadisme ?
L'idéologie wahhabite ne mène pas forcément à la violence et donc
au djihadisme – au contraire, elle soutient la monarchie du
royaume saoud –, mais en appelant à une condamnation des chiites
et des chrétiens, elle peut avoir de dangereuses conséquences. Le
problème est que cette idéologie peut se muter en quelque chose de
plus actif et extrême, notamment lorsqu'elle est mélangée avec les
idées révolutionnaires de l'Égyptien Sayyid Qutb (idéologue
radical issu des Frères musulmans, qui s'en sont ensuite
démarqués, NDLR). Ceci est notamment dû au manque de flexibilité
dans la doctrine salafiste originelle.
En quoi la guerre d'Afghanistan a-t-elle tout déclenché ?
L'Afghanistan est la racine principale de la crise. En effet, les
organisations caritatives saoudiennes ont été très actives dans ce
pays dans les années 1980, d'autant qu'elles bénéficiaient du
soutien total des États-Unis. À cette époque, les Américains
étaient déterminés à débarrasser l'Afghanistan de l'influence
soviétique. Aussi, toutes les méthodes étaient bonnes pour
soutenir les moudjahidines (combattants islamistes, NDLR) afin
qu'ils arrivent au pouvoir. Mais ce qui est moins connu, c'est que
les États-Unis ont utilisé leurs propres structures juridiques en
ce qui concerne les œuvres caritatives, pour soutenir ces
combattants islamistes. Par exemple, une ONG américaine, American
Friends of Afghanistan, en fait dirigée par le gouvernement
américain, a subventionné un magazine appelé Afghan Jihad.
Les ONG saoudiennes ont-elles financé les djihadistes ?
Il est plus ou moins établi que le Croissant-Rouge saoudien a été
utilisé pour envoyer des cargaisons d'armes en Afghanistan,
contrairement aux règles strictes du Mouvement International de la
Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. À cette époque, les activités
caritatives étaient profondément confondues avec le travail
politique et les activités militaires.
Et qu'en est-il du 11 Septembre ?
L'International Islamic Relief Organisation (IIRO) et la World
Assembly of Muslim Youth (WAMY) ont été poursuivies aux États-Unis
pour des liens avec des activités terroristes, ce qu'elles nient
farouchement. Deux branches de l'IIRO aux Philippines et en
Indonésie ont été placées sur la liste noire des États-Unis. Une
autre ONG saoudienne, Al Haramain, a vu plusieurs de ses cadres
reconnus coupables d'association avec le terrorisme, et a été
fermée.
Ces organisations financent-elles toujours le terrorisme ?
Il n'existe pas de preuve que de tels liens ont existé après le 11
septembre 2001. Depuis cette date, on assiste à un bouleversement
du secteur de la charité islamique saoudienne, dont les activités
ont été considérablement réduites, notamment l'IIRO et la WAMY,
qui sont désormais soumises à un strict contrôle gouvernemental.
Or, ces deux organisations effectuaient sur le terrain un travail
humanitaire nécessaire, notamment en s'occupant des orphelins, une
obligation très importante dans la culture islamique. Avec la
réduction drastique de leurs budgets, ces deux ONG ont dû diminuer
leurs services vis-à-vis des orphelins. D'ailleurs, elles
n'apportent aujourd'hui qu'une très maigre contribution au secours
porté aux réfugiés syriens.
Ces ONG saoudiennes sont-elles présentes aujourd'hui en Syrie ?
Les Saoudiens n'ont encouragé aucune ONG privée à travailler en
Syrie. Ils se sont contentés de donner de l'argent à des
organisations internationales. Et l'activité d'organisations comme
l'IIRO a été considérablement restreinte pour ne pas alimenter de
controverse politique en raison des suspicions qui pèsent sur
elle.
Ces organisations financent-elles des groupes djihadistes en
Syrie ?
Le contrôle des organisations caritatives saoudiennes est
aujourd'hui tel que je ne pense pas que ces ONG puissent financer
de telles organisations. Le coût politique serait trop élevé pour
l'Arabie saoudite vis-à-vis de son allié américain, très
suspicieux quant au secteur caritatif saoudien. À mon sens, tout
financement serait davantage le fait de personnalités saoudiennes
privées levant des fonds sous couvert de l'aide humanitaire.
En quoi la « zakat » (l'aumône légale) favorise-t-elle les dons
humanitaires ?
La zakat est une donation charitable profondément ancrée dans la
foi musulmane. Obligatoire, au moins en théorie, elle est
collectée en Arabie saoudite par l'État et par des organisations
de charité semi-officielles. Tout musulman est tenu de s'en
acquitter chaque année, proportionnellement à sa richesse.
Quiconque ne s'y plie pas verra ses prières être refusées. Il
existe donc une forte pression religieuse pour que les musulmans
s'y soumettent.
Quelles mesures l'Arabie saoudite a-t-elle pris pour
empêcher les abus ?
Depuis le 11 Septembre, il est désormais illégal en Arabie
saoudite de lever des fonds dans les mosquées pour financer les
secours en cas d'urgence, car il est impossible pour le
gouvernement de tracer l'origine des fonds en cash. On peut dire
qu'il est donc extrêmement difficile pour les organisations
caritatives saoudiennes de travailler à l'étranger, en raison de
la controverse qui pèse sur le secteur en Arabie saoudite.
Pourquoi le haut comité saoudien de surveillance des ONG,
annoncé en 2004, n'a-t-il jamais vu le jour ?
Il est indispensable à mon avis d'uniformiser les normes de
responsabilité et de transparence entre les ONG européennes et
saoudiennes. Le problème est que la publication de rapports
complets ne fait pas partie de la culture saoudienne, très peu
soucieuse de la transparence ; et de plus, il est beaucoup plus
valorisant sur le plan religieux pour un musulman d'effectuer ses
dons dans le secret.
Cela n'ouvre-t-il pas justement la voie à des abus ?
Cela favorise les abus, en effet, mais il est nécessaire de
rappeler que ces organisations ont subi de tels contrôles depuis
le 11 Septembre qu'elles font très attention dans leurs
financements. En outre, je pense que les spécialistes de
contreterrorisme occidentaux sont trop focalisés sur
l'humanitaire, et que cela a beaucoup nui au secteur, alors qu'il
existe tellement d'autres moyens de financer des groupes
djihadistes, comme le transfert de cash de personne à personne, ou
de fonds d'une compagnie à une autre, l'extorsion, la contrebande,
etc. Ainsi, de telles attaques contre le secteur de la charité
islamique ont eu pour conséquence de réduire considérablement leur
véritable activité humanitaire. Et l'absence de ce type d'ONG en
zone de guerre a créé un espace dont s'est emparé le groupe État
islamique qui, avec son fort potentiel financier, a organisé
ses propres structures sociales et lève lui-même sa « zakat ».
*Jonathan Benthall, auteur de "Islamic Charities and Islamic
Humanism in Troubled Times" (Manchester University Press).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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