jeudi 10 décembre 2015

Moyen-Orient : Comment l'Arabie saoudite a répandu l'islam rigoriste dans le monde (Armin Arefi)

L'expert Jonathan Benthall décrit comment les ONG caritatives saoudiennes combinent depuis 30 ans engagement humanitaire et diffusion du wahhabisme. Propos recueillis par Armin Arefi.
Que cachent réellement les organisations caritatives saoudiennes ? Au-delà de l'aide humanitaire aux plus démunis, ces ONG qui ont proliféré au début des années 1980 sont accusées de répandre une version ultra-conservatrice de l'islam dans le monde entier, mais aussi d'avoir financé certains groupes djihadistes en zone de guerre. Grand spécialiste mondial de la charité islamique dans le Golfe, Jonathan Benthall*, chercheur honoraire au département d'anthropologie de l'University College de Londres, analyse l'opaque secteur de l'humanitaire en Arabie saoudite.

Les ONG caritatives saoudiennes ont-elles réellement servi à répandre l'idéologie wahhabite dans le monde ?
L'Arabie saoudite s'est servi d'organisations caritatives saoudiennes telles que l'International Islamic Relief Organisation (IIRO) et Al-Haramain pour diffuser le wahhabisme, une version très rigoriste de l'islam.

Pourquoi ce prosélytisme ?
L'un des buts était d'allier aide humanitaire et diffusion du wahhabisme, afin de reconstituer la foi musulmane dans les anciennes Républiques soviétiques et ainsi restaurer l'unité du monde islamique en ré-islamisant ces régions divisées et sécularisées, selon eux, par le communisme. Mais il est important de rappeler que l'Arabie saoudite a également appuyé autrefois tous les mouvements islamiques compatibles avec le wahhabisme, comme le Front islamique du salut (FIS) en Algérie, avant la guerre civile des années 1990, ou les Frères musulmans en Égypte. Le but des Saoud était de soutenir toute sorte d'islam conservateur à l'étranger afin de satisfaire les religieux wahhabites en Arabie saoudite, de sorte probablement à s'éviter toute opposition en interne. Cela est également passé par la construction de mosquées et par la diffusion de textes religieux dans de nombreux pays européens.

Ces organisations sont-elles uniquement islamiques ?
Il est intéressant de noter que les organisations caritatives oeuvrant à l'intérieur du royaume sont dans l'ensemble laïques et se cantonnent strictement à l'humanitaire, en venant notamment en aide aux plus pauvres, aux personnes âgées ou aux enfants handicapés. C'est à l'étranger que les Saoudiens allient religion et humanitaire, ce qui peut d'ailleurs être comparé à l'activité des organisations caritatives évangéliques originaires des États du sud-est des États-Unis.

En répandant l'islam wahhabite, l'Arabie saoudite n'a-t-elle pas d'une certaine manière contribué à l'essor du djihadisme ?
L'idéologie wahhabite ne mène pas forcément à la violence et donc au djihadisme – au contraire, elle soutient la monarchie du royaume saoud –, mais en appelant à une condamnation des chiites et des chrétiens, elle peut avoir de dangereuses conséquences. Le problème est que cette idéologie peut se muter en quelque chose de plus actif et extrême, notamment lorsqu'elle est mélangée avec les idées révolutionnaires de l'Égyptien Sayyid Qutb (idéologue radical issu des Frères musulmans, qui s'en sont ensuite démarqués, NDLR). Ceci est notamment dû au manque de flexibilité dans la doctrine salafiste originelle.

En quoi la guerre d'Afghanistan a-t-elle tout déclenché ?
L'Afghanistan est la racine principale de la crise. En effet, les organisations caritatives saoudiennes ont été très actives dans ce pays dans les années 1980, d'autant qu'elles bénéficiaient du soutien total des États-Unis. À cette époque, les Américains étaient déterminés à débarrasser l'Afghanistan de l'influence soviétique. Aussi, toutes les méthodes étaient bonnes pour soutenir les moudjahidines (combattants islamistes, NDLR) afin qu'ils arrivent au pouvoir. Mais ce qui est moins connu, c'est que les États-Unis ont utilisé leurs propres structures juridiques en ce qui concerne les œuvres caritatives, pour soutenir ces combattants islamistes. Par exemple, une ONG américaine, American Friends of Afghanistan, en fait dirigée par le gouvernement américain, a subventionné un magazine appelé Afghan Jihad.

Les ONG saoudiennes ont-elles financé les djihadistes ?
Il est plus ou moins établi que le Croissant-Rouge saoudien a été utilisé pour envoyer des cargaisons d'armes en Afghanistan, contrairement aux règles strictes du Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. À cette époque, les activités caritatives étaient profondément confondues avec le travail politique et les activités militaires.

Et qu'en est-il du 11 Septembre ?
L'International Islamic Relief Organisation (IIRO) et la World Assembly of Muslim Youth (WAMY) ont été poursuivies aux États-Unis pour des liens avec des activités terroristes, ce qu'elles nient farouchement. Deux branches de l'IIRO aux Philippines et en Indonésie ont été placées sur la liste noire des États-Unis. Une autre ONG saoudienne, Al Haramain, a vu plusieurs de ses cadres reconnus coupables d'association avec le terrorisme, et a été fermée.

Ces organisations financent-elles toujours le terrorisme ?
Il n'existe pas de preuve que de tels liens ont existé après le 11 septembre 2001. Depuis cette date, on assiste à un bouleversement du secteur de la charité islamique saoudienne, dont les activités ont été considérablement réduites, notamment l'IIRO et la WAMY, qui sont désormais soumises à un strict contrôle gouvernemental. Or, ces deux organisations effectuaient sur le terrain un travail humanitaire nécessaire, notamment en s'occupant des orphelins, une obligation très importante dans la culture islamique. Avec la réduction drastique de leurs budgets, ces deux ONG ont dû diminuer leurs services vis-à-vis des orphelins. D'ailleurs, elles n'apportent aujourd'hui qu'une très maigre contribution au secours porté aux réfugiés syriens.

Ces ONG saoudiennes sont-elles présentes aujourd'hui en Syrie ?
Les Saoudiens n'ont encouragé aucune ONG privée à travailler en Syrie. Ils se sont contentés de donner de l'argent à des organisations internationales. Et l'activité d'organisations comme l'IIRO a été considérablement restreinte pour ne pas alimenter de controverse politique en raison des suspicions qui pèsent sur elle.

Ces organisations financent-elles des groupes djihadistes en Syrie ?
Le contrôle des organisations caritatives saoudiennes est aujourd'hui tel que je ne pense pas que ces ONG puissent financer de telles organisations. Le coût politique serait trop élevé pour l'Arabie saoudite vis-à-vis de son allié américain, très suspicieux quant au secteur caritatif saoudien. À mon sens, tout financement serait davantage le fait de personnalités saoudiennes privées levant des fonds sous couvert de l'aide humanitaire.

En quoi la « zakat » (l'aumône légale) favorise-t-elle les dons humanitaires ?
La zakat est une donation charitable profondément ancrée dans la foi musulmane. Obligatoire, au moins en théorie, elle est collectée en Arabie saoudite par l'État et par des organisations de charité semi-officielles. Tout musulman est tenu de s'en acquitter chaque année, proportionnellement à sa richesse. Quiconque ne s'y plie pas verra ses prières être refusées. Il existe donc une forte pression religieuse pour que les musulmans s'y soumettent.

Quelles mesures l'Arabie saoudite a-t-elle pris pour empêcher les abus ?
Depuis le 11 Septembre, il est désormais illégal en Arabie saoudite de lever des fonds dans les mosquées pour financer les secours en cas d'urgence, car il est impossible pour le gouvernement de tracer l'origine des fonds en cash. On peut dire qu'il est donc extrêmement difficile pour les organisations caritatives saoudiennes de travailler à l'étranger, en raison de la controverse qui pèse sur le secteur en Arabie saoudite.

Pourquoi le haut comité saoudien de surveillance des ONG, annoncé en 2004, n'a-t-il jamais vu le jour ?
Il est indispensable à mon avis d'uniformiser les normes de responsabilité et de transparence entre les ONG européennes et saoudiennes. Le problème est que la publication de rapports complets ne fait pas partie de la culture saoudienne, très peu soucieuse de la transparence ; et de plus, il est beaucoup plus valorisant sur le plan religieux pour un musulman d'effectuer ses dons dans le secret.

Cela n'ouvre-t-il pas justement la voie à des abus ?
Cela favorise les abus, en effet, mais il est nécessaire de rappeler que ces organisations ont subi de tels contrôles depuis le 11 Septembre qu'elles font très attention dans leurs financements. En outre, je pense que les spécialistes de contreterrorisme occidentaux sont trop focalisés sur l'humanitaire, et que cela a beaucoup nui au secteur, alors qu'il existe tellement d'autres moyens de financer des groupes djihadistes, comme le transfert de cash de personne à personne, ou de fonds d'une compagnie à une autre, l'extorsion, la contrebande, etc. Ainsi, de telles attaques contre le secteur de la charité islamique ont eu pour conséquence de réduire considérablement leur véritable activité humanitaire. Et l'absence de ce type d'ONG en zone de guerre a créé un espace dont s'est emparé le groupe État islamique qui, avec son fort potentiel financier, a organisé
ses propres structures sociales et lève lui-même sa « zakat ».

*Jonathan Benthall, auteur de "Islamic Charities and Islamic Humanism in Troubled Times" (Manchester University Press).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire