On n'y croyait plus ! Les exécutions aussi spectaculaires qu'impunies,
le saccage laissé sans réponse de trésors culturels de l'humanité, le
grignotage méthodique et ultraviolent d'immenses territoires, les émules
sanguinaires aux quatre coins du monde ont fini par inquiéter. "On"
semble avoir pris la pleine mesure de la menace constituée par l'État
islamique et décidé de lui porter un coup important.
La lutte est en effet sur le point de prendre un tour décisif avec la
décision de Moscou d'apporter un soutien militaire important à Damas
(déjà appuyé militairement au sol par Téhéran) pour empêcher Daesh de
submerger le régime exsangue de Bachar el-Assad. Enfin une once de
lucidité et de détermination pour rebattre les cartes de nos apprentis
sorciers occidentaux, et notamment français, au Moyen-Orient. Car,
encore une fois, Paris n'a très probablement rien vu venir et/ou s'est
enferré avec jubilation dans son soutien au plus mauvais cheval, celui
de la "Coalition nationale syrienne", très modérément "modérée" et à
vendre au plus offrant. Nous qui nous alarmons sans cesse du retour de
la politique de puissance de "l'ogre russe" venons, à force
d'aveuglement dogmatique, de lui offrir un point d'ancrage régional et
d'influence globale considérable…
Des pilotes russes à la rescousse
Une délégation militaire russe serait déjà arrivée en Syrie, installant
son camp sur une base aérienne contrôlée par le régime dans la région de
Damas et devant servir d'avant-poste aux opérations russes. Dans son
sillage, des milliers d'hommes, conseillers, instructeurs, responsables
logistiques, personnel technique, responsables de la défense aérienne et
pilotes des forces aériennes russes (hélicoptères d'attaque et chasse)
seraient en phase de déploiement pour combattre enfin efficacement
l'État islamique (et les rebelles) sur le territoire syrien. Russes
comme Iraniens ont certes du mal à entraîner et équiper une armée
syrienne, laissée en lambeaux par la guerre civile et dont la remontée
en puissance opérationnelle pourrait prendre du temps. Mais Moscou
fournit déjà chaque semaine, via le port de Tartous, armes (missiles,
pièces détachées et différents types de munitions) aux forces syriennes,
négocie avec Damas pour la livraison d'avions Mig-29 et Yak-130. Et
l'arrivée de pilotes russes dans le ciel syrien ne sera pas sans effet.
Ce mouvement stratégique est aussi le fruit de consultations multiples
entre la Russie et l'Iran. Téhéran a dépêché récemment à Moscou le
général iranien Quasem Soleimani, chef d'Al-Qods, la force spéciale des
Gardiens de la révolution, afin de parler de la menace que l'EI
représente pour le régime d'Assad. Empêcher Daesh de faire de Damas très
affaiblie sa capitale, d'atteindre les républiques de l'ancienne URSS
et de remettre en cause la mainmise de Moscou sur Tartous justifie de
tout mettre en œuvre pour maintenir Assad au pouvoir et faire du pays
une zone tampon précieuse.
Le jeu de Washington
Les Russes ne sont toutefois pas les seuls à coordonner avec les
Iraniens leur politique au Moyen-Orient. Washington aussi a consulté des
représentants de la République islamique pour agir contre l'EI en Irak.
L'accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet dernier a permis de
faire converger les vues sur la place centrale de l'Iran dans la
coalition contre l'organisation djihadiste en Irak, la coopération
irano-américaine se concentrant sur la province d'Anbar (où les Irakiens
n'ont pas su repousser l'EI) et sur Mossoul, toujours occupée.
On peut logiquement déduire du silence américain sur ce mouvement
militaire russe qu'il traduit un quitus implicite à cette implication
inquiétante mais bienvenue. L'Amérique, on le sait, ne veut pas
s'engager massivement au sol. À ce jour, d'ailleurs, nulle dénonciation
publique à Washington de la manœuvre russe et une opportune cessation
des appels des États-Unis à la dissolution du régime d'Assad… Tandis que
Paris, au plus haut niveau, appelle à la "neutralisation" (sic) du
président syrien.
On ne peut toutefois exclure un calcul plus machiavélique de Washington
en arrière-fond de cette bienveillance quasi affichée. En effet, Téhéran
et Moscou, chaque jour plus affaiblis économiquement par les sanctions
(et pour Téhéran par son implication militaire au Yémen et en Irak), ne
peuvent que s'enferrer économiquement dans un soutien militaire de
longue haleine à Damas, difficile à financer et à légitimer sur le plan
intérieur. Cela pourrait favoriser les positions commerciales
américaines en faisant pression pour une ouverture maximale du marché
iranien, mais aussi les manœuvres politiques de Washington, en relançant
la contestation populaire interne dans ces deux pays jusqu'à la
déstabilisation de leurs régimes, que les États-Unis appellent toujours
de leurs vœux. À tort ou à raison…
Une alliance à fronts renversés
Même la Turquie, qui avait jusqu'alors évité toute action renforçant
Assad, a dû digérer le silence américain et se faire pardonner son
soutien initial aux mouvements de combattants et d'armements du jeune
État islamique. Ankara mène désormais des raids aériens contre Daesh en
Syrie pour rentrer dans le rang otanien. Mieux encore, au cours d'un
récent voyage au Qatar, Erdogan serait parvenu à un accord avec les
Qataris et les Saoudiens (!) concernant un programme d'armement des
rebelles d'al-Nosra soutenus par les Frères musulmans - pourtant ennemis
jurés du régime du Caire et du royaume wahhabite - qui luttent contre
Daesh (pour des raisons différentes, toutefois). Nous ne sommes plus
très loin d'une alliance de circonstance et à fronts renversés entre,
d'une part, ces mouvements sunnites rebelles appuyés par les monarchies
du Golfe et, de l'autre, le Hezbollah et autres milices chiites ! Tout
cela au profit immédiat du "boucher Assad" mais surtout de la sécurité
globale des grands acteurs traditionnels.
À défaut d'avoir permis un rapprochement historique entre l'Iran et
l'Arabie saoudite, encouragé par Moscou mais contraire aux intérêts
pétroliers américains, ces rapprochements de terrain témoignent en tout
cas d'une prise de conscience de l'ampleur de la menace que fait peser
Daesh sur la stabilité du monde. Il ne semble pas que cette lucidité
salutaire ait encore atteint les rives de la Seine…
(03-09-2015
- Caroline Galactéros, Le Point)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire