C'était le 12 mai. Un café construit à l'entrée de la zone touristique
d'une des zones touristiques qui relient Sousse à Monastir, au cœur du
Sahel. Une femme, française, y venait d'inaugurer l'endroit. Joli décor,
cuisine tunisienne. Marlboro light et lunettes noires, elle dit dans un
sourire qu'il « n'y a personne ». Peu de touristes, pas de clients. Le
golf qui fait face n'attire que les moustiques. Ici, les hôtels se
tutoient sur une dizaine de kilomètres. D'immenses lotissements conçus
pour absorber des centaines de milliers de touristes. On compte une
ribambelle de quatre étoiles dans ce Disneyland de la nuitée all
inclusive. Aucun n'affiche complet malgré mai, le plein soleil et les
bas tarifs. « C'est le Bardo », dit un serveur. A peine posée la
question sur la faible affluence, l'homme se lâche. « Ce sont des
misérables », répète-t-il à plusieurs reprises. Il parle des deux jeunes
hommes qui ont tué vingt-deux personnes au musée du Bardo. « Des
salauds ! ». Une froide colère qui dissimule des nerfs à cran. Une
petite quarantaine, une vie professionnelle consacrée au secteur du
tourisme. Aujourd'hui il porte les valises des arrivants, quelques
poignées à la place des cars qui déversaient des contingents d'Européens
il y a peu. Il craint pour sa place, on licencie faute de clients.
Le facteur risque entre dans la grille du choix
La nuitée se facture 79 dinars, une trentaine d'euros. La marge se
réduit jusqu'à l'entame pour les géants de l'hôtellerie à la tunisienne.
Une économie structurée sur le tourisme de masse. La formule « all
inclusive » est inscrite dès l'entrée de ces temples à faible prix.
Depuis les années 60, lorsque Bourguiba accepta le premier prêt du FMI,
cap fut mis sur le tourisme de masse. Six à sept millions les meilleures
années. Cette « plateforme », décrite par Houellebecq, est fragile. Ce
hub où l'on quitte l'avion pour le car puis l'hôtel. On y demeure une
semaine sans en sortir. A peine une excursion au souk voisin histoire de
ramener quelques trophées de vacances. En ces temps terroristes,
l'économie du low cost peut tomber par terre du jour au lendemain après
un attentat. Les visiteurs changeront de pays : du ciel bleu et des
palmiers à faibles coûts, on trouvera sur les sites web. Crise oblige,
le dumping de la nuitée met en concurrence Espagne et Maroc, Grèce et
Tunisie. Lorsqu'on économise euro après euro pour s'offrir une semaine
de vacances, le facteur risque dévalorise une destination. Après le
Bardo, ce fut le raid mené contre le Riu Maharaba Hôtel, port El
Kantaoui, le 26 juin. 38 touristes tués par un jeune homme. Conséquences
: les nuitées ont chuté de 76% en juillet, les recettes en devises de
23,3% depuis le début de l'année selon le ministère du tourisme. Depuis
le 1er janvier, les entrées sont en baisse de 38% par rapport à 2013.
Les européens, frappés en premier par les actes terroristes, boycottent
la destination : - 72%.
Le dumping de la nuitée
Dans les hôtels, du manager au cuistot, on parle. On s'épanche.
Difficile d'afficher une figure heureuse lorsque le couperet d'un
licenciement se profile. Pour certains, le coupable se nomme « Ennahdha
». Le parti islamiste fait l'unanimité contre lui dans ce Sahel qui n'a
jamais voté pour lui. L'un confie qu'on « a voté pour un vieux de 88 ans
juste pour les dégager… ». Un autre : « Ils ont mis le pays par terre
en deux ans ! ». Le modèle économique choisi a également vécu. A bout de
souffle. D'autant que la Tunisie bénéficie d'un patrimoine historique
et culturel peu mis en valeur, hormis Carthage, Sidi Bou Saïd et le
Bardo (plus de 600.000 visites en 2014). Les grandes puissances
familiales du pays, 25% des bénéfices de l'économie privée selon un
rapport de la Banque Mondiale (2014), pourront-elles palier aux départs
des grandes marques du secteur. El Mouradi a fermé son site de Douz
début mai faute de clients. On compte trois millions d'entrées sur le
territoire contre 4,5 millions en 2010, année exceptionnelle. Pour un
secteur qui représente 7% du PIB et emploie près de 400.000 personnes,
c'est un désastre. Certains y voient l'occasion d'une réforme du
secteur. Pas simple.
Quels cibles, quels marchés à conquérir ?
« L'hôtellerie en Tunisie n'est pas un secteur structuré », affirme Samy
Mellouli consultant, directeur de plusieurs hôtels durant dix ans.
L'homme, « formé par les allemands », en a gros sur le cœur. « Tous les
investisseurs ont bénéficié de subventions, de facilités administratives
et fiscales, tous ! », dit-il. « En 1997, on facturait 97 dinars la
nuitée dans un trois étoiles. En 2015, le prix tour operator est entre
45 et 50… ». De nombreux TO ont rayé de leurs offres les hôtels
tunisiens. Thomas Cook, Neckerman, Jetair, Marmara… Le ciel bleu, le
sable et 1300 kilomètres de côtes ne sont plus un argument pour attirer
le tourisme all inclusive. Celui-ci a tourné les tongs et pris ses
quartiers d'été à Majorque, en Espagne, en Grèce… Cette clientèle à bas
prix est excessivement volatile. Elle veut bronzer en paix. Peu importe
le pays. Les défaillances de la sécurité ont amplifié la réaction des
professionnels notamment européens. Il faudra attendre deux années, au
mieux, pour que les côtes tunisiennes soient à nouveau attractives. Les
récents communiques du Foreign Office et du Département d'Etat faisant
état de menaces terroristes imminentes contraignent les géants du
secteur à repousser à février 2016 le retour éventuel des vols vers
Djerba & Co.
Le gouvernement réagit mais...
La première réaction de Salma Elloumi, ministre du tourisme, a été
d'annoncer une batterie de mesures en faveur des propriétaires des
hôtels. Exonération d'impôts, de charges, de factures d'électricité… Une
décision politique ayant pour but de permettre aux professionnels du
secteur de tenir le coup avant une reprise qui n'aura pas lieu avant
2017, les saisons touristiques se préparant très en avance. Les
compagnies aériennes trinquent, affichant une baisse de 32,1% de leur
clientèle. Tunisair, la compagnie d'Etat, est à la peine. Le coût social
dans une Tunisie qui affiche un taux de chômage de 15,1% sera terrible à
l'automne. Des dizaines de milliers d'employés du secteur se retrouvent
sans emploi. Les fournisseurs des hôtels (agriculteurs notamment)
voient leurs carnets de commandes fondre. La venue des Algériens, plus
de 600.000, en juillet et août, a réchauffé les cœurs mais « c'est du
temporaire », indique un professionnel de l'hôtellerie. D'autant que le
quotidien algérien El Watan a publié un article au vitriol sur « les
efforts algériens anéantis par la douane tunisienne ». L'enquête met en
cause l'attitude des douaniers à la frontière, entre backchich et
nonchalance. Au conjoncturel s'ajoute les démons structurels.
(11-09-2015 - Benoit Delmas)
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