mercredi 9 mars 2016

Algérie: "Bouteflika doit déjà savoir à qui il veut transmettre le pouvoir" (Pierre Vermeren)

Deux ou trois ans encore, c'est le nombre d'années durant lesquelles l'Algérie pourrait encore faire face à des cours de pétrole au plus bas, selon Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb. Au-delà, le pays pourrait tout simplement basculer dans l'inconnu. Avec un pétrole haut, le pouvoir en place avait pu "acheter" une certaine paix sociale. Avec la situation actuelle, cette voie de résolution des tensions sociales paraît de moins en moins de mise. Cela intervient alors même qu'il n'est plus possible d'éluder l'après-Bouteflika et que le terrorisme met la pression sur la Tunisie et la Libye, pour ne citer que ces deux pays. Pierre Vermeren explique au Point Afrique ce qui se joue actuellement en Algérie. 

Avec une chute du baril qui grève durablement le modèle économique de l'Algérie, quelles conséquences sociales en attendre. Cette situation n'est pas sans rappeler d'ailleurs la crise d'octobre 1988, qui avait vu les heurts sociaux se multiplier….
Il y a effectivement une inquiétude devant cette situation, car il y a ce précédent. Le contre-choc pétrolier de 1986 avait entraîné au bout de deux ans l'ébranlement du pays, avec toutes les conséquences qui en ont découlé. Cependant, ce précédent ne va pas forcément se reproduire. Ce qui est certain, c'est que la dépendance du pays aux hydrocarbures n'a pas diminué, puisqu'elles représentent plus de la moitié des recettes de l'économie nationale. Forcément un baril à 35 dollars ne peut qu'avoir des conséquences économiques, mais surtout sociales. Seulement, rien ne dit encore que ce prix restera si bas. De plus, le pays a les moyens en réserves de change de tenir encore au moins deux ans, peut-être même plus en faisant des économies. D'ici là, il est possible que le pétrole remonte. D'ailleurs, il faut se rappeler que ce prix fluctue pour des raisons politiques et non économiques. Déjà le Venezuela et la Russie ne cachent pas leur irritation devant ces prix si bas. D'autres producteurs aussi, tels l'Arabie saoudite ou l'Iran, peuvent à leur tour s'inquiéter plus ouvertement de cette décision. Il n'est donc pas exclu alors que des décisions politiques soient prises pour faire remonter les cours.


De nombreux mouvements sociaux ont lieu régulièrement en Algérie. Comment expliquez-vous qu'un embrasement général ait pu être jusqu'à présent évité ?
Le pays connaît des milliers de manifestations annuelles. Ce phénomène était observable même avant lesdits Printemps arabes, mais a augmenté encore depuis 2011. Cette année 2011 d'ailleurs, près de 10 000 manifestations avaient eu lieu, qui prenaient des formes diverses. La société algérienne est une société qui manifeste. Aussi les autorités traitent-elles ces revendications catégorielles en achetant un semblant de paix civile : augmentation des salaires des fonctionnaires, en offrant des crédits à taux zéro ou des emplois publics. C'est là une politique de redistribution sociale massive. Mais l'effet paradoxal est que la population est aussi d'autant plus incitée à manifester qu'elle sait qu'elle obtiendra gain de cause. Mais l'État veille à ce que cela ne dépasse pas un certain seuil, car quand se produisent des manifestations politiques importantes, comme on a pu le voir au Mzab, en Kabylie ou même à Alger en 2011 par exemple, sa réaction peut être très vive. En définitive, quand il y a un enjeu politique et national, cela s'accompagne d'une intervention massive des forces de l'ordre. L'État accepte donc la manifestation de revendications sociales, même si, avec cette crise économique, il sera plus difficile pour lui de les satisfaire. Surtout si l'État est obligé d'augmenter le prix des denrées de première nécessité ou de faire des coupes dans la fonction publique, ce qui est annoncé d'ailleurs. Mais l'État est conscient des risques et fera en sorte d'éviter au maximum toute crise sociale.


Plus largement, comment peut-on expliquer que l'Algérie ait été un angle mort des Printemps arabes ?
Il ne faut pas oublier que la société algérienne reste traumatisée par la décennie sanglante et la guerre civile qui ont secoué le pays dans les années 90. Cependant, si les jeunes de moins de 20 ans n'ont pas connu ces événements, le souvenir demeurait encore très vif en 2011. Il faut aussi noter qu'il n'existe plus d'appareils politiques organisés comme à l'époque du FIS. Mais cela ne signifie pas que la société algérienne est moins islamiste, au contraire d'ailleurs : le conservatisme religieux, voire le salafisme, a progressé, mais tout cela n'est pas organisé en partis.


Si ce conservatisme religieux a progressé, comment expliquer le nombre peu élevé d'Algériens dans les rangs de l'organisation État islamique par exemple ?
Il y a là deux explications. La première renvoie encore à la guerre civile et au fait que, pour les Algériens, trop de jeunes sont morts pour le djihad, ou pour rien... Cette mémoire est encore très forte dans les familles d'autant que déjà la guerre civile avait déjà rejoué le drame de la guerre d'Indépendance. L'autre explication est que la police algérienne est tout simplement extrêmement vigilante et beaucoup plus efficace que dans d'autres pays. Il ne faut pas oublier qu'au Maroc, en Tunisie mais aussi ailleurs, la tentation a été grande au départ de se débarrasser des plus excités en les laissant partir au Moyen-Orient. Mais les autorités algériennes n'ont jamais eu cette illusion, car elles n'ont jamais oublié que les « Afghans » qui avaient allumé l'incendie de la guerre civile étaient des Algériens partis combattre en Afghanistan et revenus ensuite. Ils étaient alors certes peu nombreux, mais très efficaces. En raison de ce précédent, la sortie du territoire est donc très contrôlée.


Comment comprendre les récentes réformes comme le démantèlement du DRS, la révision de la Constitution ? Est-ce bien la préparation de l'après-Bouteflika ?
Abdelaziz Bouteflika est au pouvoir depuis 17 ans. Il a mis fin à la guerre civile, a redonné au pays son influence régionale et a fini par obtenir un pouvoir qu'aucun président civil n'avait obtenu depuis l'Indépendance. Il est probable qu'un de ses objectifs était justement de rendre une partie du pouvoir à la présidence, alors que cette dernière a longtemps été soit confondue avec le pouvoir militaire comme sous Boumédiène, soit soumise à l'armée, comme à l'époque du Haut Comité d'État. Abdelaziz Bouteflika prépare aussi sa succession. Il doit déjà savoir à qui il veut transmettre le pouvoir, et quand cela sera connu, on comprendra alors mieux le sens de toutes ces réformes. En ce qui concerne la révision de la Constitution, elle prépare certes l'après-Bouteflika, mais est aussi motivée par le fait que l'État sait très bien que la situation est dangereuse : économiquement, socialement, mais aussi en raison de la situation instable en Libye, au Sahel. Cette Constitution a donné un certain nombre de gages à la population, notamment avec la reconnaissance de la langue Tamazight.


Pensez-vous possible que Saïd Bouteflika puisse succéder à son frère à la présidence algérienne ?
Je me souviens qu'en janvier 2011, cette rumeur courait déjà, mais elle avait été démentie. De toute façon, devenir président est une chose, ne pas être poursuivi dans l'après-Bouteflika en est une autre. Il me semble que c'est surtout aux garanties envers sa famille et proches qu'Abdelaziz Bouteflika veut veiller. Et puis, je ne pense pas que la société algérienne accepte un tel scénario de succession.


 (Propos recueillis par Hassina Mechaï)

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