Je pense que personne n’a marqué de réticence à défendre ou soutenir les
mouvements arabes pour le changement. (...) Néanmoins, ce que je
reproche à ces mouvements, c’est l’absence de projet, préalable à tout
véritable changement, non pas seulement un renversement du pouvoir, mais
une mutation de la société tout entière, de ses idées et de sa culture.
Or nous avons constaté que cet éclatement, ce bouleversement, ne
s’était structuré autour d’aucun discours culturel novateur, et que son
caractère général était religieux. Nous avons également remarqué que son
projet politique misait sur le retour inéluctable à des principes
abandonnés, et qui sont, d’une manière ou d’une autre, des principes
religieux.
Si nous excluons Le Caire et Tunis, il ne s’est pas déclenché de
véritable mouvement populaire et organique, dans le sens d’un
bouleversement résultant de causes internes. Les éclatements qui ont
suivi étaient plus d’ordre externe qu’interne. Notons par ailleurs la
transformation de ces mouvements en factions armées et violentes,
ouvrant la brèche à l’intrusion d’éléments extérieurs, de mercenaires
venus occuper le terrain. L’observation de ces détails est importante,
si nous voulons établir leur relation avec l’histoire arabe. En résumé,
le motif sous-jacent de ce bouleversement était le seul pouvoir, son but
étant de changer le régime, sans porter aucun projet global. Or, tout
au long de l’histoire des révolutions, nul n’a jamais été témoin d’un
projet de libération survenant de l’extérieur ; les mouvements arabes
sont donc basés sur le suivisme, d’une manière ou d’une autre. Et
aujourd’hui, les pays arabes semblent être plus que jamais dépendants de
l’extérieur.
(...) Si nous examinons l’histoire arabe et les textes religieux, le
texte coranique en particulier, nous constatons que la conception
islamique de l’homme et du monde, comme elle a prévalu et telle qu’elle
s’est institutionnalisée, est fondée sur quelques éléments immuables :
en premier lieu, Mohammed est le Prophète ultime, nul autre ne viendra
après lui ; en second lieu, les faits et principes véhiculés par la
prophétie mahométane, dans tout ce qui se rapporte au religieux et au
spirituel, mais aussi les valeurs qui en découlent, c’est-à-dire la
morale et l’éthique, sont des vérités immuables qui ne peuvent être
contestées ; enfin, l’islam abolit ce qui le précède, et abolit donc
obligatoirement ce qui le suit. Ainsi, l’individu ne peut s’arroger le
droit d’amender, de modifier, d’ajouter ou de supprimer, et sa liberté
se limite à obéir et à exécuter. Ce qui signifie que l’individu existe
dans un monde clos, qui n’éprouve pas la nécessité d’une évolution.
(...) Le temps, dans cette vision, n’inclut pas l’avenir, il ne consiste
qu’en une perpétuelle pratique d’ancrage dans les racines qui sont à
l’origine de notre formation intellectuelle et spirituelle. Par
conséquent, nous ne pouvons déchiffrer aucune notion de progrès dans
l’ensemble de l’histoire islamique. La liberté n’existe pas dans cette
vision du monde, le concept même de liberté lui est étranger ; la
liberté de l’individu se réduit à sa liberté d’être un musulman et de
pratiquer l’islam, et précisément l’islam qui a toujours prévalu.
(...) L’important, ce sont les aboutissements des révolutions et non
leurs commencements. Bien sûr, il existe des exceptions. Mais en Syrie,
par exemple, un tiers de la population a émigré. Et quand un peuple
persiste à s’expatrier, on ne peut continuer à le définir comme un
peuple révolutionnaire. Ce peuple dont on parle et qu’on espère voir se
révolter, ce n’est pas lui qui s’est révolté. La Syrie en est la preuve
flagrante. Et pourtant nous sommes tous, moi-même tout autant et plus
que tous, pour le changement des régimes. Mais nous devons comprendre ce
qui se passe. En peu de mots, je peux affirmer que ce ne sont pas du
tout les régimes qui ont été pris pour cible. Ils n’ont été qu’un
prétexte, puisque l’objectif principal était de détruire le pays par
l’intermédiaire des puissances étrangères. Ce qui se trame en Syrie
s’est déjà produit ailleurs, avec la destruction du régime irakien, ou
celle du régime libyen. Comment la conjonction des forces réactionnaires
et des puissances étrangères pourraient-elles mener une révolution ? Y
a-t-il jamais eu dans le monde, à quelque période de l’histoire que ce
soit, une révolution qui ait été menée par des réactionnaires et des
agents au service de l’étranger ?
(...) La politique américaine n’a nulle part démontré qu’elle avait
soutenu des peuples réduits à l’impuissance, ou dont le destin avait été
hypothéqué, pour les affranchir ou les aider à s’affranchir. L’Amérique
reste le premier pays à avoir utilisé la bombe atomique contre des
êtres humains. Et le système américain lui-même n’a-t-il pas été établi
sur l’extermination de tout un peuple : les Amérindiens ? Et pourtant,
les « rebelles » arabes sont épris de l’Amérique. Ce qui se passe dans
le monde arabe est absurde. En Libye par exemple, et même si nous tous
étions pour la chute de Kadhafi, qu’est-ce qui justifie la destruction
d’un pays tout entier ? Il en va de même pour l’Irak et la Syrie. Quelle
est cette révolution qui prend pour ennemi une statue, un musée, ou une
ethnie comme les Yézidis, cherchant à l’exterminer ?
Aujourd’hui, dans la tourmente de la révolution, elle qui devrait
s’ouvrir tel un champ de liberté et résonner comme un hymne à la
libération des peuples, nous découvrons que le penseur est plus exposé
au danger qu’il ne l’était du temps de la tyrannie. Comment cela est-il
possible ? Si l’être qui pense n’est pas libre de se mouvoir, de clamer
son opinion ou de transmettre sa pensée en période de révolution,
comment serons-nous encore capables de penser ?
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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