Une étincelle avait suffi pour embraser la Tunisie. Celle de l'allumette
grattée par Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid le petit
matin du 17 décembre 2010. Ce vendeur occasionnel de fruits et légumes,
unique moyen de subsistance pour sa famille, s'était vu confisquer sa
maigrelette marchandise par la police. Après s'être fait éconduire de la
mairie, l'homme avait acheté de l'essence, s'en était aspergé pour se
transformer en torche humaine. Cette immolation, une de plus dans la
dictature de Ben Ali rongée par l'injustice et la corruption, a causé la
chute du dictateur. Les réseaux sociaux – cadenassés par l'État
policier – ont fait savoir ce geste de désespoir qui a entraîné la
révolte de ceux qui n'avaient plus rien à perdre. Depuis ce décès, le
nom de Mohamed Bouazizi est devenu le théorème du sans-grade, persécuté
par les pandores et sans espoir d'obtenir justice. Et on sait qu'un
geste similaire peut embraser les pays voisins.
La mort de Fikri : dramatique et pleine de symboles
Jeudi, à Al Hoceïma, une opération de police a viré au cauchemar pour la
royauté. Un vendeur de poissons, Mouhcine Fikri, est mort broyé par les
mâchoires d'une benne à ordures. L'homme refusait la saisie de sa
marchandise de poissons, illégale, par les forces de l'ordre. La scène,
filmée via un téléphone portable, a provoqué une colère populaire qui
s'est traduite par des manifestations dans tout le pays. Ravivant le
spectre du 20 février 2011.
Dans la foulée et à l'identique de ce qui s'est passé durant la
révolution tunisienne, partis et société civile avaient demandé des
avancées démocratiques. Des manifestations se sont déroulées dans 53
préfectures. Dans la ville de Mouhcine Fikri, on avait dénombré cinq
morts. De quoi contraindre le roi Mohamed VI à réagir le 9 mars. Dans un
discours clé, le monarque s'est alors engagé à rendre la justice
indépendante, le Parlement libre… Une réaction politique qui a réussi à
pacifier les rues.
Mais les ministères régaliens (Intérieur, Défense notamment) dépendent
toujours du palais. Le roi a demandé à son ministre de l'Intérieur de se
rendre dans le Rif pour y visiter la famille du défunt et faire le
nécessaire pour élucider les conditions de ce qui peut être un accident
ou une bavure policière. Le théorème de Bouazizi hante bien les
dirigeants de la région.
Les inégalités, une épée de Damoclès sociale sur le pays
Plus que le manque de libertés, ce sont les inégalités sociales et les
injustices à répétition qui minent le Maroc, l'Algérie et encore la
Tunisie malgré sa mue en démocratie. Facebook, qui est le premier média
du Maghreb, peut transformer le plus infime fait en fait majeur. La
vidéo de la mort de Fikri ne sera pas sans conséquence. Si Rabat donne, à
raison, l'impression d'un dynamisme économique (forte attractivité pour
les entrepreneurs, politique volontariste à l'égard des pays
africains), il n'en demeure pas moins que 40 % des jeunes sont au
chômage dans les zones urbaines. Un potentiel de frustration tempéré par
le système D.
La mort de Fikri contraste avec l'annonce de l'installation de grandes
usines. En septembre, Boeing a annoncé la création de 8 700 emplois dans
la région de Tanger. Comme en Tunisie, il y a deux Maroc. Celui qui
avance et l'autre, celui qui souffre, qui pratique la débrouille
illégale pour tenter de survivre. Mohamed Bouazizi appartenait à la
Tunisie de l'intérieur, celle qui est méprisée par Tunis depuis trop
longtemps. Mouhcine Fikri appartenait au Rif. Sa mort atroce a de
tristes résonnances avec l'allumette grattée en décembre 2010 par
Mohamed Bouazizi.
(31-10-2016
- Benoît Delmas )
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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