Dans la Syrie de demain, « la Constitution protégera les minorités et leurs droits », déclarait M. Burhan Ghalioun, le président du Comité national syrien — qui rassemble les forces d’opposition au régime — dans un message vidéo adressé au peuple syrien, le 5 novembre 2011, à l’occasion de la fête musulmane de l’Aid Al-Kabir (1). Alors que les observateurs se focalisent sur la guerre civile, ce discours du principal opposant au régime de M. Bachar Al-Assad témoigne d’un autre processus en cours : ce qui se joue en Syrie n’est pas seulement un changement de régime, mais aussi et surtout une véritable refondation de l’unité nationale. C’est pourquoi le régime crie au risque de guerre civile, et provoque en sous-main des tensions confessionnelles. En effet, la redéfinition de l’unité nationale sur la base de l’égale intégration de toutes les composantes de la nation démasquera l’imposture d’un pouvoir qui se prétend nationaliste arabe, séculier, et garant de l’unité nationale — c’est-à-dire de la protection des minorités contre le « danger islamiste ».
Pour comprendre les enjeux de cette refondation, il faut remonter dans le temps. Dans les années 1930, le nationalisme arabe en Syrie, qui s’est d’abord construit comme un outil politique de combat contre la présence coloniale française, a pensé l’unité nationale en des termes négateurs de la réalité sociale et anthropologique : tout ce qui était perçu comme facteur de division (la communauté ethnique, confessionnelle, la tribu, les solidarités régionales, sur lesquelles avait abondamment joué la tutelle française) a été ramené à de l’obscurantisme, au profit d’une unité arabe syrienne — l’apposition des deux adjectifs étant en soi très ambiguë.
Les liens anthropologiques premiers, ainsi sommés de disparaître, s’adaptèrent alors en se dissimulant derrière le discours nationaliste, en se repliant dans les coulisses de la scène politique. Mais ils restèrent bien vivaces. Et, lorsque le parti Baas, formation nationaliste arabe par excellence, accéda au pouvoir en 1963, et surtout en 1966 et en 1970 (avec le coup d’Etat de Hafez Al-Assad), c’est une minorité qui accédait de fait au sommet de l’Etat. C’est évidemment au nom du nationalisme arabe que cette minorité alaouite instaura son contrôle communautaire sur l’Etat et la société, et que le clan Assad dénia (et dénie toujours) à quiconque le droit de réclamer une part dans le pouvoir. Ainsi, la mention même des communautés, devenue crime contre l’Etat, interdit de dénoncer la mainmise alaouite ; de dénoncer les faveurs accordées par le pouvoir alaouite à certaines communautés minoritaires aux dépens de la majorité sunnite de la population. Toute contestation politique porterait ainsi, selon le régime, la marque de la sédition confessionnelle orchestrée de l’étranger.
Aux antipodes de la pensée nationaliste arabe et séculière par lui instrumentalisée et dévoyée, le régime des Assad a réussi au cours des décennies à renforcer la conscience minoritaire dans le pays en faisant croire aux communautés alaouite, chrétienne et druze, notamment, qu’il était le seul garant de leur sécurité. Et lorsque éclata l’intifada syrienne, en mars 2011, il lui a suffi de crier au danger islamiste pour que les vieux réflexes de peur remontent à la surface des consciences minoritaires. C’est ainsi que les manifestants pacifiques, impitoyablement abattus dans la rue, ont été diabolisés parce qu’ils sortaient des mosquées — l’espace public par excellence des villes orientales et musulmanes, le seul que le régime ne peut se permettre de fermer et d’où musulmans et chrétiens, laïcs et pratiquants lancent des mouvements de contestation. Quel que soit le contenu politique de leur révolte, les villes et villages mobilisés sont essentialisés comme musulmans et renvoyés à l’identité sunnite de la majorité de leur population (2).
On se souvient que, dans l’entre-deux-guerres, lorsque les nationalistes arabes manifestaient pour demander l’indépendance et l’unité (d’une Syrie alors divisée par les Français sur des bases communautaires et régionales), les Français et ceux des minoritaires qui leur étaient alliés, renvoyaient déjà ces manifestations anticoloniales à l’identité musulmane de la majorité des manifestants.
Aujourd’hui encore, des chrétiens, des Druzes et des Alaouites éclairés, dont le niveau d’éducation est pourtant élevé, se trouvent soudainement incapables d’analyser un événement politique, une réalité sociologique en pleine mutation. Ils se réfugient devant la télévision Al-Dounia, porte-parole du régime et propriété de M. Maher al-Assad. Du jour au lendemain, les grandes chaînes arabes (Al-Jazira, Al-Arabiya), qui ont renouvelé l’information sur la scène arabe, sont devenues des télévisions honnies. La conscience minoritaire est bien l’une des clés du soutien intérieur (et régional) au régime des Assad. C’est pourquoi la guerre confessionnelle incarne à ses yeux le salut politique.
(1) Cf. « Dr. Burhan Ghalioun, SNC President Address to The Nation », sur Youtube.
(2) La Syrie compte quelque 70 % à 80 % d’habitants sunnites.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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