Deux ou trois ans encore, c'est le nombre d'années durant lesquelles
l'Algérie pourrait encore faire face à des cours de pétrole au plus bas,
selon Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb. Au-delà, le pays
pourrait tout simplement basculer dans l'inconnu. Avec un pétrole haut,
le pouvoir en place avait pu "acheter" une certaine paix sociale. Avec
la situation actuelle, cette voie de résolution des tensions sociales
paraît de moins en moins de mise. Cela intervient alors même qu'il n'est
plus possible d'éluder l'après-Bouteflika et que le terrorisme met la
pression sur la Tunisie et la Libye, pour ne citer que ces deux pays.
Pierre Vermeren explique au Point Afrique ce qui se joue actuellement en
Algérie.
Avec une chute du baril qui grève durablement le modèle économique
de l'Algérie, quelles conséquences sociales en attendre. Cette situation
n'est pas sans rappeler d'ailleurs la crise d'octobre 1988, qui avait
vu les heurts sociaux se multiplier….
Il y a effectivement une inquiétude devant cette situation, car il y a
ce précédent. Le contre-choc pétrolier de 1986 avait entraîné au bout de
deux ans l'ébranlement du pays, avec toutes les conséquences qui en ont
découlé. Cependant, ce précédent ne va pas forcément se reproduire. Ce
qui est certain, c'est que la dépendance du pays aux hydrocarbures n'a
pas diminué, puisqu'elles représentent plus de la moitié des recettes de
l'économie nationale. Forcément un baril à 35 dollars ne peut qu'avoir
des conséquences économiques, mais surtout sociales. Seulement, rien ne
dit encore que ce prix restera si bas. De plus, le pays a les moyens en
réserves de change de tenir encore au moins deux ans, peut-être même
plus en faisant des économies. D'ici là, il est possible que le pétrole
remonte. D'ailleurs, il faut se rappeler que ce prix fluctue pour des
raisons politiques et non économiques. Déjà le Venezuela et la Russie ne
cachent pas leur irritation devant ces prix si bas. D'autres
producteurs aussi, tels l'Arabie saoudite ou l'Iran, peuvent à leur tour
s'inquiéter plus ouvertement de cette décision. Il n'est donc pas exclu
alors que des décisions politiques soient prises pour faire remonter
les cours.
De nombreux mouvements sociaux ont lieu régulièrement en Algérie.
Comment expliquez-vous qu'un embrasement général ait pu être jusqu'à
présent évité ?
Le pays connaît des milliers de manifestations annuelles. Ce phénomène
était observable même avant lesdits Printemps arabes, mais a augmenté
encore depuis 2011. Cette année 2011 d'ailleurs, près de 10 000
manifestations avaient eu lieu, qui prenaient des formes diverses. La
société algérienne est une société qui manifeste. Aussi les autorités
traitent-elles ces revendications catégorielles en achetant un semblant
de paix civile : augmentation des salaires des fonctionnaires, en
offrant des crédits à taux zéro ou des emplois publics. C'est là une
politique de redistribution sociale massive. Mais l'effet paradoxal est
que la population est aussi d'autant plus incitée à manifester qu'elle
sait qu'elle obtiendra gain de cause. Mais l'État veille à ce que cela
ne dépasse pas un certain seuil, car quand se produisent des
manifestations politiques importantes, comme on a pu le voir au Mzab, en
Kabylie ou même à Alger en 2011 par exemple, sa réaction peut être très
vive. En définitive, quand il y a un enjeu politique et national, cela
s'accompagne d'une intervention massive des forces de l'ordre. L'État
accepte donc la manifestation de revendications sociales, même si, avec
cette crise économique, il sera plus difficile pour lui de les
satisfaire. Surtout si l'État est obligé d'augmenter le prix des denrées
de première nécessité ou de faire des coupes dans la fonction publique,
ce qui est annoncé d'ailleurs. Mais l'État est conscient des risques et
fera en sorte d'éviter au maximum toute crise sociale.
Plus largement, comment peut-on expliquer que l'Algérie ait été un angle mort des Printemps arabes ?
Il ne faut pas oublier que la société algérienne reste traumatisée par
la décennie sanglante et la guerre civile qui ont secoué le pays dans
les années 90. Cependant, si les jeunes de moins de 20 ans n'ont pas
connu ces événements, le souvenir demeurait encore très vif en 2011. Il
faut aussi noter qu'il n'existe plus d'appareils politiques organisés
comme à l'époque du FIS. Mais cela ne signifie pas que la société
algérienne est moins islamiste, au contraire d'ailleurs : le
conservatisme religieux, voire le salafisme, a progressé, mais tout cela
n'est pas organisé en partis.
Si ce conservatisme religieux a progressé, comment expliquer le
nombre peu élevé d'Algériens dans les rangs de l'organisation État
islamique par exemple ?
Il y a là deux explications. La première renvoie encore à la guerre
civile et au fait que, pour les Algériens, trop de jeunes sont morts
pour le djihad, ou pour rien... Cette mémoire est encore très forte dans
les familles d'autant que déjà la guerre civile avait déjà rejoué le
drame de la guerre d'Indépendance. L'autre explication est que la police
algérienne est tout simplement extrêmement vigilante et beaucoup plus
efficace que dans d'autres pays. Il ne faut pas oublier qu'au Maroc, en
Tunisie mais aussi ailleurs, la tentation a été grande au départ de se
débarrasser des plus excités en les laissant partir au Moyen-Orient.
Mais les autorités algériennes n'ont jamais eu cette illusion, car elles
n'ont jamais oublié que les « Afghans » qui avaient allumé l'incendie
de la guerre civile étaient des Algériens partis combattre en
Afghanistan et revenus ensuite. Ils étaient alors certes peu nombreux,
mais très efficaces. En raison de ce précédent, la sortie du territoire
est donc très contrôlée.
Comment comprendre les récentes réformes comme le démantèlement
du DRS, la révision de la Constitution ? Est-ce bien la préparation de
l'après-Bouteflika ?
Abdelaziz Bouteflika est au pouvoir depuis 17 ans. Il a mis fin à la
guerre civile, a redonné au pays son influence régionale et a fini par
obtenir un pouvoir qu'aucun président civil n'avait obtenu depuis
l'Indépendance. Il est probable qu'un de ses objectifs était justement
de rendre une partie du pouvoir à la présidence, alors que cette
dernière a longtemps été soit confondue avec le pouvoir militaire comme
sous Boumédiène, soit soumise à l'armée, comme à l'époque du Haut Comité
d'État. Abdelaziz Bouteflika prépare aussi sa succession. Il doit déjà
savoir à qui il veut transmettre le pouvoir, et quand cela sera connu,
on comprendra alors mieux le sens de toutes ces réformes. En ce qui
concerne la révision de la Constitution, elle prépare certes
l'après-Bouteflika, mais est aussi motivée par le fait que l'État sait
très bien que la situation est dangereuse : économiquement, socialement,
mais aussi en raison de la situation instable en Libye, au Sahel. Cette
Constitution a donné un certain nombre de gages à la population,
notamment avec la reconnaissance de la langue Tamazight.
Pensez-vous possible que Saïd Bouteflika puisse succéder à son frère à la présidence algérienne ?
Je me souviens qu'en janvier 2011, cette rumeur courait déjà, mais elle
avait été démentie. De toute façon, devenir président est une chose, ne
pas être poursuivi dans l'après-Bouteflika en est une autre. Il me
semble que c'est surtout aux garanties envers sa famille et proches
qu'Abdelaziz Bouteflika veut veiller. Et puis, je ne pense pas que la
société algérienne accepte un tel scénario de succession.
(Propos recueillis par Hassina Mechaï)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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