Alors que la montée du terrorisme juif inquiète Israël, entretien avec
le correspondant historique de France 2, qui a récemment annoncé sa
retraite, après trente-quatre ans passés à couvrir un conflit qui semble
sans fin.
Le 17 août prochain, Charles Enderlin, chef du bureau de France 2 à
Jérusalem, remet les clés à Franck Genauzeau, 37 ans. Retour sur une
carrière exceptionnelle, au moment où montent les périls du fanatisme
religieux qu'il n'a cessé de pointer.
Trente-quatre ans de correspondance, huit livres, cinq documentaires… et le sentiment du devoir accompli ?
En tout cas d'avoir réussi le travail quotidien de couverture des
événements, et d'avoir donné, avec mes documentaires, des clés pour
comprendre une crise qui ne trouve pas de solution. J'ai couvert la
montée du sionisme religieux, du fondamentalisme messianique, avec en
parallèle celle du Hamas. Le rabbin fondamentaliste Yehuda Glick, à qui
je donne la parole dans mon dernier documentaire, Au Nom du temple,
[diffusé en mars dernier sur France 2, NDLR], est devenu une vedette
médiatique après avoir été grièvement blessé l'an dernier par un
Palestinien. Ce que je montre fait désormais partie de l'actualité au
quotidien. Une partie d'Israël, le sionisme libéral, la gauche, a laissé
se développer son principal adversaire au sein de la société. Au Nom du
temple n'a pas été montré en Israël. Et en France, aucun organisme
communautaire n'a réagi à sa diffusion. En revanche, les sites
extrémistes se félicitent de mon départ.
Comment analysez-vous les deux actes fanatiques récents,
l'attentat contre la Gay Pride de Jérusalem, et celui contre une famille
palestinienne, qui ont abouti tous deux à des morts d'enfants ?
Cela fait désormais partie du quotidien de la région. Souvenez-vous,
deux attentats commis par des juifs ont fait basculer la région et
détruit le processus de paix. En février 1994, Baruch Goldstein,
médecin, colon de Kyriat Arba, l’implantation juive de Hébron, a
massacré vingt-neuf fidèles musulmans dans le caveau des Patriarches.
Puis, en novembre de l’année suivante, Yigal Amir, un jeune extrémiste
religieux, a assassiné le Premier ministre Yitzhak Rabin. Il ne faut pas
oublier non plus les attentats-suicides commis par les intégristes du
Hamas pour torpiller tout accord entre l’OLP et le gouvernement dirigé
par Shimon Pérès, qui a succédé à Yitzhak Rabin. L’objectif était
identique, en miroir : les fondamentalistes messianiques juifs luttent
contre la création d’une Palestine indépendante en terre d’Israël ; les
islamistes combattent la notion même d’un état d’Israël en terre
d’Islam.
A la veille de ces nouveaux attentats, Benyamin Netanyahou a
affirmé que son gouvernement travaillait au « renforcement des
implantations en Cisjordanie ». Est-ce compatible avec ses déclarations
contre « le terrorisme juif » ?
Théoriquement oui… D’une part, neutraliser les groupuscules qui
s’attaquent aux Palestiniens, et de l’autre poursuivre la colonisation.
Le gouvernement Netanyahou condamne fermement les attentats
anti-palestiniens parce que cela gène sa politique.
Le président Reuven Rivlin va plus loin et dit « ressentir de la
douleur de voir son peuple prendre le chemin du terrorisme et perdre son
humanité ». Il est aujourd'hui menacé de mort par les extrémistes
religieux.
Rivlin appartient au Likoud. Il soutient la colonisation et prône
l’annexion de la Cisjordanie. Mais il est sincère: c’est un homme de
droite, mais aussi un démocrate de l’ancienne garde ; fervent défenseur
des lois et du judiciaire. Président de la Knesset, il a toujours
défendu les droits des députés arabes. Ces formations arabes,
reconnaissantes, ont voté pour lui lors de l’élection présidentielle.
Pensez-vous que les événements actuels peuvent donner une chance à
votre documentaire Au nom du Temple d'être diffusé en Israël ?
Vous savez, les chaînes israéliennes diffusent régulièrement des
reportages plus ou moins longs sur les fondamentalistes messianiques… en
prenant leurs précautions. Non, je ne crois pas qu’ils sera diffusé en
Israël.
La campagne qui avait été menée dès 2000 pour discréditer votre
reportage sur la mort de Mohammed al-Durah a-t-elle porté ses fruits ?
Oui, une partie des Israéliens et de la communauté juive française est
persuadée que l'armée israélienne ne peut tirer sur un enfant. En
Israël, il n'y a jamais eu d'enquête indépendante, ce à quoi France 2 et
moi-même étions prêts. La Haute Cour de justice a toutefois rendu un
jugement en notre faveur en 2009. A l’origine de cette campagne, il y a
un principe qui existe depuis la guerre des Six Jours. De grands
intellectuels disaient déjà qu'un Juif qui critique Israël est un Juif
qui a la haine de soi. Un non-Juif, lui, est très vite traité
d'antisémite. On m’a décerné le titre de Juif qui a la haine de soi.
Voyant quels sont les autres qui y ont eu droit, j’en suis très fier.
Lorsqu'on est correspondant ici, il faut faire avec.
Vous avez dit sur France Inter que vous alliez retrouver votre « liberté de parole ». Pourquoi ?
J'ai toujours pris soin de ne pas exprimer d'opinion politique
personnelle, de ne pas participer à des manifestations. J'avais un
discours de journaliste, tout en utilisant le vocabulaire de la
communauté internationale, qui ne plaît pas à la droite et aux sionistes
religieux. Dire « territoires occupés », et pas « Judée et Samarie »,
suffit pour vous faire considérer comme ultra-gauchiste. Pourtant, pas
un Etat dans le monde ne reconnaît l'annexion de Jérusalem-Est, et
toutes les ambassades étrangères se trouvent à Tel Aviv. Une partie des
Israéliens, et aussi de la communauté juive française, a du mal à le
comprendre. Liberté de parole, cela peut aussi être face aux militants
pro-Palestiniens de la campagne BDS (Boycott Désinvestissement Sanction)
qui, en boycottant les universitaires, les artistes israéliens de
gauche, sont les alliés objectifs de la droite israélienne. Elle a beau
jeu de dire : votre action n'est pas dirigée contre l'occupation mais
contre l'existence même d'Israël.
Avez-vous le sentiment qu'il est plus difficile aujourd'hui de parler du conflit israélo-palestinien ?
Cela fait déjà quelques années que les rédactions parisiennes, y compris
France 2, ne sont pas intéressées par ce conflit, parce qu'il n'y a
rien de nouveau. Si on appelle Paris ou New York en disant que les
Israéliens sont en train de construire des centaines de logements dans
les territoires, les rédactions centrales répondent : C'est nouveau ?
Non, ce n'est pas nouveau.
Cela est-il dû à une lassitude, ou au fait qu'il se passe quelque chose de terrible juste à côté, en Syrie, en Irak ?
Les deux. Il y a certes des conflits plus importants, qui concernent
plus directement les téléspectateurs ; et il n'y a pas en Europe de
terrorisme palestinien, tandis que, localement, la violence
palestinienne est contenue par les services de Mahmoud Abbas. Le conflit
israélo-palestinien ne représente absolument plus une urgence politique
régionale. Les dirigeants arabes se fichent royalement de ce qui se
passe dans les territoires palestiniens. Depuis la chute du président
(égyptien) Mohamed Morsi, les généraux au Caire considèrent le Hamas
comme un ennemi.
J'ajouterais que ce qui se passe « à côté », on n'en parle pas beaucoup
non plus. Dans la presse française, on parle un peu de la Syrie et de
l'Irak, quand les images sont particulièrement dures. La Libye, on n'en
parle plus. L'Afrique, où des soldats français se battent, on en parle
très peu. Les grandes rédactions évitent de montrer des choses trop
anxiogènes. Et la place de la politique étrangère dans les journaux
télévisés en France a considérablement baissé, peut-être en raison de la
crise économique et sociale.
Comment va évoluer le bureau de France 2 à Jérusalem ?
Franck Genauzeau, qui me succède, va probablement couvrir davantage
l'ensemble de la région. Les techniques ont changé, on diffuse très peu
par satellite, on peut aller partout avec un ordinateur portable. Mais
il faudrait davantage d'appétit des chaînes, pas forcément dans les
journaux télévisés, mais pour des documentaires. Les chaînes françaises
n'ont pas fait le suivi des deux révolutions égyptiennes, qui ont été
des événements gigantesques. Des millions d'Egyptiens étaient prêts à
mourir pour que Hosni Moubarak [l'ancien président égyptien, NDLR] soit
destitué. Le Printemps arabe est loin d'être terminé. En Egypte, ce qui
est arrivé à Moubarak et à Morsi pourrait se reproduire un jour !
Et la société palestinienne, bouge-t-elle également, avec Internet ?
Les réseaux sociaux sont très contrôlés par la direction palestinienne à
Ramallah, en Cisjordanie, qui n'hésite pas à arrêter des blogueurs qui
critiquent trop Mahmoud Abbas ou la politique de l'OLP. A Gaza, le Hamas
fait la même chose.
Qu'allez-vous faire prochainement ?
J’espère faire des documentaires pour décrypter différemment l'histoire
du Proche-Orient. Une fresque sous l'angle d'abord du jeu des grandes
puissances, France, Grande-Bretagne, Russie, Etats-Unis, qui ont toutes
échoué. Puis l'échec des nationalismes arabes, le nasserisme, le Baas,
et la montée de l'islamisme, avec des services secrets occidentaux qui
n'y comprennent rien. Enfin, en Israël, analyser comment on est passé du
sionisme socialiste à une économie ultralibérale à la Thatcher, avec
l'idée qu'il n'y aura pas d'Etat palestinien. Aujourd'hui, pour le
gouvernement Netanyahou, ça roule, tout va bien. Il n'y a pas de
véritable menace extérieure, de temps en temps une roquette venue de
Gaza ; ça gène, mais ne constitue pas un vrai danger. La colonisation
continue tranquillement sans que la communauté internationale ne fasse
autre chose que protester mollement tout en sachant pertinemment que
chaque nouvelle construction en Cisjordanie est un clou supplémentaire
dans le cercueil du processus de paix. A Paris comme à Berlin, on sait
pertinemment que quatre cent mille colons ne seront pas évacués. Et tout
le monde continue avec cette litanie. Il faut trouver une autre
solution, car chez les Palestiniens on va vers le chaos. Mahmoud Abbas,
80 ans, n'a pas de successeur. Les Israéliens, eux, vivent bien. Bien
sûr, l'année dernière, les grandes vacances ont été fichues avec une
guerre à Gaza. Plus de soixante-quatre militaires et civils israéliens
ont perdu la vie, mais les deux mille cent quarante morts palestiniens
n’ont pratiquement pas été vus sur les chaînes israéliennes, qui ont
fonctionné selon le mode du tout-info. Sur deux heures, la deuxième
chaîne ne montrait que cinq minutes des conséquences des bombardements à
Gaza, les enfants blessés, les familles décimées. Comme la plupart des
autres chaînes internationales, France 2 faisait attention à l'équilibre
des sujets. Côté israélien, cela donnait des gens qui couraient aux
abris. Côté palestinien, des blessés et des morts. On nous a dit : «
Vous êtes déséquilibrés. » Mais le conflit était dissymétrique, et,
nécessairement, la couverture l'était aussi. Cela, les Israéliens
préfèrent ne pas le voir.
(06-08-2015
- Vincent Remy, Télérama)
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