Un homme fouille des poubelles sur un monticule de déchets à Beyrouth, le 24 août 2015.
Qu’a-t-il pu monter au nez des milliers de manifestants qui ont inondé puis enflammé le centre-ville de Beyrouth ces derniers jours, au point de réclamer la chute du régime et la fin du système confessionnel au Liban? Une odeur nauséabonde: celle des déchets ménagers de la capitale et de plus de 300 municipalités perchées sur le Mont Liban, contenue pendant 17 ans sous le sol de la décharge de Naameh, ville côtière du Sud. Ouvert en urgence en 1998, ce lieu d’enfouissement des déchets devait fermer dix ans plus tard et ne jamais dépasser les 2 millions de tonnes d’ordures. Le 17 juillet dernier, quand les habitants des villages voisins ont barré la route aux camions poubelles de l’entreprise Sukleen, elle avait été agrandie à quatre reprises et contenait 18 millions de tonnes de déchets.
Depuis ce jour, l’odeur qui étouffait le quotidien à Naameh s’est déplacée dans les rues de Beyrouth. Dix jours sans collecte des poubelles, cela représente 3 000 tonnes de déchets quotidiens encastrés sous les balcons, une puanteur diffuse et la vérité qui éclate: «Les hommes politiques n’ont jamais voulu résoudre le problème des déchets car chacun d’entre eux a pris sa part du gâteau», pointe Fifi Kallab, directrice de l’ONG Byblos Ecologia.
Derrière son doigt accusateur: les liens entre Averda, l’entreprise aux commandes de Sukleen, et la puissante famille Hariri. Proche de feu l’ex-Premier ministre Rafic Hariri, Maysarah Sukkar a créé Averda quelques mois avant d’obtenir son premier contrat au Liban. Avec un chiffre d’affaires de 20 000 dollars, il met alors la main sur le marché multimillionnaire des déchets de Beyrouth et du Mont Liban, sans appel d’offres public. Renouvelé à plusieurs reprises dans l’opacité générale, le contrat d’Averda est finalement arrivé à échéance le 17 juillet.
Depuis, le conseil des ministres a confirmé sa paralysie chronique. Incapable de se choisir un nouveau président depuis plus d’un an, le Liban n’a pas non plus su recycler sa politique de gestion des déchets. «Au ministère de l’Environnement, nous avons proposé une loi de gestion des déchets solides en 2005, mais elle est toujours dans les tiroirs. Pourquoi? Dès qu’un camp politique prône une solution, le camp adverse la bloque. Résultat, rien ne marche», éclaire Bassam Sabbagh, chef du service de l’environnement urbain au sein du ministère de l’Environnement.
Sans accord politique sur un nouvel espace où enfouir les déchets, les camions de Sukleen ont commencé à les déverser dans les cours d’eau, les espaces verts ou dans le port de Beyrouth. «Nous avons stoppé de justesse des camions qui se dirigeaient vers la forêt de Baabda, l’un des derniers îlots de biodiversité au Liban!», s’insurge Paul Abi Rached, directeur de l’ONG T.E.R.R.E.
«Vous puez», c’est le nom du collectif citoyen créé pour réclamer une solution écologique à la crise des déchets. Ces deux mots dénoncent autant l’odeur des poubelles que le parfum de pots-de-vin qu’elles dégagent. Samedi dernier, 10 000 personnes ont répondu à son appel en se réunissant aux pieds du Grand Sérail, le palais du gouvernement.
Aux slogans «Tais-toi, gouvernement de voleurs!» et «14 et 8 mars [les deux camps politiques, l’un dominé par le parti sunnite du Courant du futur, l’autre par le parti chiite Hezbollah, NDLR] ont fait du pays leur épicerie» se sont peu à peu ajoutés «Révolution» et «Le peuple demande la chute du régime». En guise de réponse, un fumet du gaz lacrymogène a recouvert le centre-ville, sous lequel les policiers ont blessé de nombreux manifestants à coups de balles en caoutchouc.
Le lendemain, un nouveau rassemblement, d’abord festif, dérape. Des centaines de jeunes troquent les pancartes pleines d’humour de l’après-midi contre des pavés qu’ils jettent sur les forces de l’ordre à la nuit tombée. «Nous tenons les autorités responsables pour les violences policières à l’encontre des manifestants, mais aussi pour avoir essayé de saboter notre mouvement pacifique en infiltrant la manifestation de dimanche avec des casseurs», réagit Assaad Thebian, membre du collectif «Vous puez».
Mardi, le résultat de l’appel d’offres public censé trouver des remplaçants à Averda a été rejeté aussitôt par le conseil des ministres, les propositions des candidats retenus étant jugées trop chères. Dans un communiqué, le Hezbollah dénonce un «scandale»: «La crise des déchets est l’un des signes de la corruption qui s’accumule.» Soit presque les mots des manifestants beyrouthins. Le Premier ministre Tammam Salam a lui aussi voulu plagier la colère de la rue en critiquant «les déchets politiques qui bloquent les dossiers des déchets ou de l’électricité qui sont en tête des priorités des citoyens».
Ces tentatives de récupération politique soulignent que «Vous puez» inquiète. Reste à savoir quelle sera la stratégie du collectif pour réussir à faire bouger les lignes. «Nous préparons une nouvelle manifestation massive samedi 29 août, en développant plus de moyens pour protéger les manifestants, annonce Assaad. Nous y ferons connaître nos nouveaux objectifs.»
(26-08-2015 - Emmanuel Haddad, Libération)
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