Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris, publie Les Arabes, leur destin et le nôtre
(La Découverte, 250P., 14 euros). Ce fin connaisseur de l'islam
contemporain y lève le voile sur une histoire du monde arabe largement
méconnue, celle des contestations démocratiques et des révoltes sociales
écrasées dans le sang, bien avant « les Printemps arabes ». Entretien.
Les sociétés arabes ont fait en quarante ans leur transition
démographique, là où l'Europe occidentale avait mis deux siècles. Une
mutation accélérée qui, selon vous, a des conséquences explosives ?
Jean-Pierre Filiu : En effet, durant les deux générations qui couvrent
la période 1970-2010, le monde arabe a accompli en silence une
transition démographique que l'Europe a mis deux longs siècles à
réaliser. Cette émergence d'une jeunesse éduquée et critique, parlant la
même langue arabe depuis le Maroc jusqu'au Golfe, a permis
l'extraordinaire diffusion de la mobilisation démocratique au cours de
l'hiver 2010-2011, avec une contagion militante d'un pays à l'autre.
J'ai cependant souligné d'emblée qu'il n'y avait aucun « effet domino »,
mais une dynamique régionale de contestation où les jeunes adultes, de
20 à 35 ans, souvent mères ou pères de famille, tenaient la ligne de
front face à une classe politico-militaire discréditée.
Comment expliquez-vous l'exception tunisienne qui résiste, malgré le travail de sape du terrorisme islamiste ?
Là aussi, je reviens au temps long de l'histoire. Le maître mot de
l'évolution tunisienne depuis un siècle et demi est « Constitution », en
arabe « Destour », le nom même du parti nationaliste mené par Habib
Bourguiba. Durant les trois premières années de leur transition
démocratique, les Tunisiens n'ont voté qu'une fois, pour élire une
Constituante, en octobre 2011. Cette assemblée fondatrice de la Deuxième
République tunisienne a adopté en janvier 2014 une nouvelle
Constitution qui n'a, fort heureusement, jamais été soumise au
référendum. En Égypte, au contraire, trois Constitutions ont été
soumises par référendum entre 2011 et 2014, et chaque fois adoptées
malgré leurs dispositions contradictoires. La Tunisie a refondé son
pacte social, ce qui lui permet d'enraciner dans une légitimité
populaire sa résistance à l'horreur djihadiste. L'Égypte, en revanche,
est revenue à des niveaux de violence inconnus… depuis l'expédition de
Bonaparte en 1798, tandis qu'un demi-million de militaires égyptiens se
révèlent incapables de réduire un millier d'insurgés djihadistes.
Au XIXe siècle, la Tunisie et l'Égypte ont été le foyer d'une
Renaissance, baptisée « les Lumières arabes ». Pourquoi cette flamme
s'est-elle si vite éteinte ?
En Tunisie comme en Égypte, le XIXe siècle voit des dynasties
modernisatrices, autonomes de fait envers l'Empire ottoman, mettre en
œuvre un ambitieux programme de réformes administratives, éducatives,
foncières ou industrielles. La Tunisie abolit l'esclavage deux ans avant
la France (en 1846) et elle adopte la première Constitution du monde
arabe en 1861. Mais le protectorat imposé par la France en 1881 puis
l'occupation britannique de l'Égypte en 1882 brisent ces deux
expériences de « modernisation par le haut ». Les « Lumières »
poursuivent cependant dans une effervescence intellectuelle et politique
qui conduira à la « Révolte arabe » de 1916. Les Arabes entrent alors
en guerre contre les Turcs, aux côtés des Français et des Britanniques
qui trahiront leurs promesses de « Royaume arabe » indépendant, une fois
la défaite de l'Empire ottoman consommée.
Quant à la Syrie, la grande erreur de la France selon vous est
d'avoir refusé de reconnaître le CNS, le Conseil national syrien, alors
qu'il est « infiniment plus transparent et représentatif que le CNT
Libyen » ?
Nicolas Sarkozy n'a effectivement rien compris à la lame de fond qui
traverse le monde arabe au début de 2011. Il soutient le dictateur Ben
Ali au-delà de la décence, puis, pour se « racheter » de ces errements,
s'engage sans réserve aux côtés du Conseil national de transition (CNT)
libyen. Mais il s'agit d'un calcul de politique intérieure, afin
d'endosser les habits d'un chef de guerre victorieux. L'enlisement de la
guerre en Libye et les violences qui accompagnent la chute de Kadhafi
d'août à octobre 2011 amènent ce président trop pressé à se détourner
des révolutions arabes. C'est d'autant plus regrettable qu'une
reconnaissance accordée par la France au Conseil national syrien (CNS),
sur le modèle de celle conférée au CNT, aurait assuré à l'opposition
syrienne une représentativité alternative et lui aurait permis d'agréger
les dissidents et de brider les militaires. Au lieu de cela, Sarkozy a
maintenu formellement les relations diplomatiques avec le régime Assad
et il a fallu l'élection de François Hollande, en mai 2012, plus d'un an
après le début de la révolution syrienne, pour que les ambassades
soient fermées entre les deux pays.
Fin juillet, vous étiez au camp de Zaatari en Jordanie, où vous
avez enseigné l'histoire arabe à des réfugiés syriens. Que vous a appris
cette expérience ?
J'étais très impressionné par la maturité de cette centaine de jeunes
adultes, hommes et femmes, qui ont tout perdu dans leur Syrie d'origine
et qui, malgré tout, privilégient le débat respectueux sur la polémique
accusatrice. Ils participent de cette nouvelle génération qui ne cédera
pas avant d'accéder à une émancipation authentique, trop longtemps
déniée. Les terribles épreuves auxquels ces étudiants d'un été ont été
soumis leur ont aussi ouvert les yeux sur les mythes d'un certain «
nationalisme arabe », en fait oppresseur et rapace, qui trouve pourtant
encore de nombreux défenseurs en Europe au nom d'un supposé «
anti-impérialisme » ou d'une « laïcité » tout aussi factice.
Du conflit israélo-palestinien aux guerres d'Irak et de Syrie, en
passant par la gangrène djihadiste, on a parfois le sentiment qu'une
malédiction frappe les peuples arabes ?
Mon livre s'efforce justement de démontrer, en retrouvant le temps long
de l'histoire, qu'il n'y a aucune « malédiction » dans cette trop longue
souffrance des peuples arabes. C'est au contraire la persistance de la
volonté de libération, la poursuite envers et contre tout des combats
pour l'autodétermination qui est fascinante dans le monde arabe. Ce sont
les despotes comme les djihadistes qui veulent rejeter définitivement
les populations arabes dans les oubliettes de l'histoire, afin que nous
nous détournions d'elles et de leurs luttes, en France et ailleurs.
Malgré tout, vous annoncez que « le totalitarisme de Daesh finira par céder ». D'où vient cet incroyable optimisme ?
Je suis historien, je n'ai donc à être ni optimiste ni pessimiste, mais
je replace les évolutions en cours dans les tendances de longue durée.
L'émergence de Daesh est directement liée à la dynamique
contre-révolutionnaire de régimes prêts à tout, en Syrie, au Yémen ou en
Égypte, pour refuser la moindre concession. Or ce processus
contre-révolutionnaire aboutit partout à une effroyable impasse en
termes humains et financiers, aggravée par la chute spectaculaire des
cours du pétrole. Le modèle contre-révolutionnaire n'est pas tenable et
Daesh entrera en crise avec lui. Comme tous les groupes totalitaires
avant lui, Daesh aura en outre à gérer le choc de la réalité, que lui
épargne pour l'heure l'invraisemblable aveuglement des États-Unis. Ce
sont les peuples arabes, et eux seuls, qui pourront défaire Daesh. Il
est grand temps de le comprendre dans les capitales occidentales et
d'apporter le soutien indispensable à ces forces populaires, plutôt qu'à
des dictatures condamnées à court ou moyen terme.
(27-08-2015 - Propos recueillis par Olivia Recasens)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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