Contrairement aux idées reçues, ce n'est pas en agresseurs mais en
"libérateurs" que les combattants de l'État islamique (EI) ont tout
d'abord été accueillis par les populations sunnites d'Irak. "Les
djihadistes n'auraient pas pu s'emparer d'un tel territoire en si peu de
temps s'ils ne bénéficiaient pas du soutien massif de la population",
prévient d'emblée Romain Caillet, chercheur et consultant sur les
questions islamistes au cabinet NGC Consulting. Ouvertement discriminés
par l'ex-Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, les sunnites d'Irak,
qui constituent 20 % de la population, mais qui ont dirigé le pays
pendant des siècles, sont devenus après la chute de Saddam Hussein des
citoyens de seconde zone. Une politique sectaire qui les a "poussés dans
les bras des djihadistes", affirme Myriam Benraad, chercheuse à
Sciences Po et analyste au Conseil européen des affaires étrangères
(ECFR).
Les prémices de cette "alliance" datent de décembre 2012. À l'époque,
des milliers de sunnites manifestent pacifiquement dans le nord de
l'Irak pour réclamer le départ de Nouri al-Maliki. Pour seule réponse,
l'autoritaire chef du gouvernement envoie l'armée. En avril 2013, près
de 240 manifestants périssent à Houweijah. Un "massacre" qui fera date.
La contestation se radicalise. "L'État islamique a alors infiltré les
manifestations et les a détournées à son profit", explique Myriam
Benraad. Contrairement aux manifestants, les djihadistes souhaitent se
débarrasser de Maliki pour établir un califat islamique à cheval sur
l'Irak et la Syrie.
Cette tentative de détournement de la contestation est vivement
critiquée. "De nombreux acteurs nationalistes, mais aussi modérés, ont
dénoncé la récupération djihadiste", rappelle la chercheuse Myriam
Benraad. "Mais l'EI y a répondu en organisant une campagne d'assassinats
ciblés contre les chefs tribaux et les imams qui lui étaient opposés."
Rendus riches grâce aux fonds privés versés par le Golfe, mais aussi
grâce aux puits de pétrole conquis en Syrie, les djihadistes attirent
dans leurs rangs de nombreux combattants, payés plusieurs centaines de
dollars pour chaque mission.
Et parviennent à conclure de précieuses alliances. Avec d'influentes
tribus sunnites, qui n'ont pas été intégrées à l'appareil d'État
irakien, mais également avec d'anciens officiers baasistes de Saddam
Hussein, en soif de revanche, dix ans après l'invasion américaine. "Dès
la chute de l'ancien raïs, son armée a été dissoute par les États-Unis",
rappelle Karim Pakzad, chercheur associé à l'Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris). "À Mossoul [seconde ville
d'Irak, NDLR], les anciens officiers de l'armée se sont retrouvés
vendeurs de tomates du jour au lendemain. Pour eux, l'arrivée de l'État
islamique a sonné comme une bénédiction."
Certains anciens hauts gradés baasistes sont en effet devenus des cadres
militaires de l'EI. "Ils se sont radicalisés en prison et ont rejoint
l'EI pour se venger", explique Romain Caillet. "Mais la majorité des
baasistes n'adhèrent pas à leur idéologie", précise Myriam Benraad. "Ils
instrumentalisent l'État islamique pour mieux revenir au pouvoir à
Bagdad."
Si les djihadistes sont parvenus à s'emparer en juin dernier de Mossoul
en un temps record, c'est qu'ils bénéficient également de soutiens au
coeur de l'appareil sécuritaire irakien. "Il existe depuis des années un
État dans l'État à Mossoul au profit de l'EI", indique Romain Caillet.
"L'organisation a tout de même réussi à récolter près de 100 millions de
dollars d'impôts par an auprès de la population, ajoute l'expert. Elle a
bénéficié de complicités à tous les étages. L'armée irakienne s'est
effondrée, car elle était infiltrée".
Après chaque conquête, l'État islamique administre le nouveau
territoire, à la tête duquel il nomme un gouverneur militaire, un juge
islamique ainsi qu'un chef de police. L'organisation développe également
tout un attirail de services sociaux en direction de la population :
organisations caritatives, distribution de nourriture, d'eau et
d'essence, et même création de maisons de retraite. "Il s'agit
clairement d'un processus de captation de la population par le versement
d'argent", estime Myriam Benraad.
Mais cette opération séduction a ses limites, notamment avec la charia
rigoriste imposée par les djihadistes. "Quiconque déroge à leurs
principes signe son arrêt de mort", souligne la spécialiste de l'Irak.
"Les populations civiles sous l'État islamique vivent dans un enfer à
ciel ouvert et sont totalement soumises à son régime de terreur." Outre
les minorités chrétienne et yazidie, nombre de "frondeurs" sunnites
auraient également été victimes d'exactions au cours des derniers mois.
Preuve du soutien populaire relatif dont bénéficie l'État islamique, le
spectaculaire revirement d'importantes tribus sunnites de la province
d'al-Anbar après la démission du Premier ministre Nouri al-Maliki en
août. "L'État islamique achetait le soutien de ces tribus, qui
l'appuyaient par souci de vengeance contre le pouvoir chiite", explique
Karim Pakzad. "En outre, la détermination des États-Unis à frapper l'EI
[depuis le 8 août, NDLR] a beaucoup pesé dans ce retournement de veste."
À en croire les experts, les populations sunnites ne seraient pas
hostiles à l'idée d'une vaste intervention internationale contre les
djihadistes, lancée par Barack Obama. "Nous assistons à un retournement
de l'opinion publique irakienne en faveur d'une intervention américaine
pour la débarrasser de l'État islamique", assure Myriam Benraad. Un
soutien que relativise toutefois l'expert Romain Caillet : "Ces
populations ne soutiendront des frappes que si de solides garanties sont
apportées aux sunnites".
Sur le plan militaire, il paraît indispensable que ce soient
exclusivement des sunnites (soldats irakiens, miliciens) qui libèrent
les territoires du joug de l'État islamique, avec l'appui des
bombardements américains, pour ne pas être perçus par la population
comme des agresseurs. En somme, une nouvelle confrontation "sunnite
contre sunnite" comme celle qui avait opposé en 2006-2007 les milices
sunnites pro-américaines Sahwa ("réveil", NDLR) à al-Qaida.
Toutefois, seule la nomination d'un gouvernement représentatif de toutes
les confessions irakiennes pourra apporter une solution durable aux
problèmes qui secouent le pays. Or, le nouvel exécutif, présenté lundi,
ne répond clairement pas aux attentes des sunnites. "Le problème de fond
en Irak est l'absence de réconciliation entre chiites et sunnites",
pointe Myriam Benraad. "Or, au sein du nouveau gouvernement ne résident
que des élites corrompues opposées à tout renouvellement politique. Ils
n'ont fait qu'interchanger leurs postes."
(12-09-2014 - Armin Arefi)
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