Hani Fahs ne cache pas sa gêne face aux gardiens de la mémoire, ceux-là
qui prétendent la conserver en l’appelant histoire et en exerçant sur
elle la censure dans ses déclinaisons franches ou discrètes. Il ne nous
épargne pas le souvenir blessant ou blessé afin de se (nous) protéger de
ce qui nuit ou détruit. Il ne laisse pas les événements passés lui
jouer et nous jouer le mauvais tour de nous rattraper au moment où on ne
s’y attendait pas et après avoir cru ou été induits à croire qu’ils
avaient sombré dans l’oubli. Certes, le Sayyid ne manipule pas la
mémoire et ne l’oppose pas à l’histoire, qu’elle soit écrite ou non,
préférant s’écarter de certains mémorialistes qui contraignent les faits
et les textes à courir derrière leurs théories et leur ferme admiration
d’eux-mêmes jamais entachée d’un semblant de regret. Comme si Sayyid
Hani, désolé de constater cette tendance à tordre le cou au passé, ne
ressent aucun embarras à déclarer sa persévérance dans le repentir.
Regret mêlé de nostalgie et d’une ironie discrète qui tait ce qui le
justifie pour ne pas ressembler à un jugement sévère ou à une
affirmation tranchée, ce à quoi notre ami n’a de cesse de vouloir
échapper.
Quant à sa nostalgie, elle tire les distances derrière
elle et l’attente d’un lendemain lumineux prend les allures d’une
aventure ou d’un risque entrepris. Il nous accompagne doucement vers ce
qui nous est masqué dans le spectacle d’aujourd’hui, avec à la main des
mots qui tendent à retrouver leurs significations premières, leur
potentiel et leur ambiguïté, loin du flux d’ignorance et de confusion
embrouillé de répétitions stériles. Son écriture est dans ce sens
proximité et exil à la fois, s’y bousculent l’improvisation et la
méditation, le naturel et l’artifice. Elle naît tantôt d’une blessure et
tantôt d’une visite courtoise, ce qui fait de leur auteur, selon
l’expression de Mahmoud Darwiche, « un marcheur sous la pluie… dans un
autre hiver ».
Chemin faisant, il n’oublie pas que nous vivons
deux temps : celui de l’événement et de la surprise, et celui des
impressions, des passions et des jugements. Pour cela, il s’abstient de
réduire les jours à des événements ou à des conflits de manière à
réinventer le passé pour en faire une lutte sans fin qui compte les
affrontements présents comme une réédition ou une conséquence des haines
ancestrales. Et dans la rencontre des deux temps ou la distinction
entre eux, le Liban va à la rencontre de l’Irak et de la Palestine, et
la Palestine à la rencontre du Liban, Jebchit s’ouvre sur Beyrouth et
Beyrouth sur Kfarchouba qu’un de ses fils, comme il me l’a raconté un
jour, prit pour le nom d’un cadeau qu’il tenait à avoir.
Pour
lui, la convergence est loin d’être un amalgame, même si les choses
paraissent parfois autrement. La Palestine nous réunit pour le Liban
dont la ruine n’apportera pas la prospérité à la Palestine. Et bien sûr,
asseoir cette dernière au cœur de ses activités ne saurait être pour
lui une manière de se dérober à ses préoccupations libanaises ou se
soustraire à ses soucis irakiens. Et plus encore, leur rencontre le
conduit depuis la fin des années soixante à une réconciliation réaliste
entre la libanité et l’arabité, et qui s’est accélérée chez certains,
comme nous avons pu le constater ces dernières années. Il a pourtant
compris que toute réaliste qu’elle soit, cette réconciliation est restée
fragile chez certaines forces politiques, échouant dans l’unification
des Libanais derrière le projet de l’État et la reconstruction d’un pays
qui ne serait pas la cible de projectiles perdus dans le jeu du destin,
ni un terrain ouvert au duel, à la domination ou à l’exclusion. L’autre
réconciliation, précoce chez lui, et qui au lieu d’avancer semble en
récession chez bon nombre, consiste en une corrélation entre
l’attachement à la communauté confessionnelle et l’allégeance à la
communauté nationale.
Hani Fahs n’a jamais renié sa communauté
comme l’ont fait certains de ses amis et compagnons de route sans qu’ils
parviennent à s’en démêler ni à normaliser les rapports de ces
communautés avec le Liban. Pourtant, cette allégeance n’ira pas jusqu’à
partager les intérêts confessionnels réels ou supposés, refusant de se
cantonner dans les liens primordiaux qui réduiraient cette communauté à
un bloc homogène face à un autre bloc homogène, ce qui la pousserait à
solliciter le chemin de la force. Il ne s’est jamais vu perdu dans les
rangs de la masse, lui trouvant un synonyme qui dénote
l’assujettissement et l’identification. Il fit preuve de forte
résistance contre une discipline partisane qui réclame une subordination
à laquelle il ne pouvait adhérer plus qu’elle embrasse les grandes
causes et pratique la solidarité et le libre choix.
Face à cet
alignement et la sécurité trompeuse qu’il procure, Hani eut recours au
dialogue, surtout lorsque ce dialogue disparaissait sous le débris de
paroles. Il s’en trouvera prémuni de cette suffocation et de cette
stérilité destructrice. Et le dialogue n’est, pour lui, ni parure, ni
costume, ni simple échange creux préparant ou retardant la négociation.
Sayyid Hani ne se présente pas en amateur de polémique que certains
politiciens ou journalistes exercent comme un sport national. À ce que
je sache ou que j’ai vécu avec lui, il n’a jamais aimé polémiquer avec
quiconque. Sa principale préoccupation était que la vérité sorte
indifféremment de la bouche d’un autre ou de la sienne, aux dires de
l’imam Chafei.
Nous faisons connaissance avec lui, et faire
connaissance avec une personne comme Hani Fahs ne se réduit pas à une
suite d’occasions ou de rencontres où nous le trouvons cerné
d’interrogations jusqu’à se décrire comme un amas de questions mises
bout à bout. C’est vrai que chaque question en appelle une autre, c’est
ce que nous avons toujours enseigné à nos étudiants lors des discussions
de mémoires ou de recherches, mais l’important, c’est de suspendre,
quoique momentanément, les jugements de valeur, sinon on perdrait la
curiosité, le sens de l’écoute et l’esprit de découverte. Cette
suspension se prolonge avec Sayyid Hani plus qu’avec d’autres, surtout
qu’il s’abstient de toute sévérité envers ceux dont il ne partage pas
les vues, fidèle à l’injonction coranique « concurrencez-vous donc dans
les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous, alors il
vous informera de ce en quoi vous divergiez » (La Table Servie,
al-Ma’ida, 48).
La visite à ce « Passé qui ne passe pas » ne
nous apprend pas seulement que les interrogations encerclent Abu Hassan
et le libèrent, mais que sa vie quotidienne est faite de questions et de
dialogue. C’est ce qui paraît aussi sans ambages et sans détour quand
il parle de sa femme, de ses fils et de ses filles, d’une manière
inhabituelle chez ses congénères et chez ceux qui se croient plus
modernistes ou plus ouverts que les autres. Tout comme son approche de
la dualité des positions et leur signification dans les rapports
sociaux, comme l’hésitation à saluer ceux qui se refusent à sa paix ou
le choix du meilleur moyen de garder sa prestance sans sécheresse ni
artifice.
Les pages noircies par Hani Fahs nous rapprochent
d’espaces ou de temps qui nous paraissaient lointains. Et je n’hésite
pas à dire qu’elles nous élèvent vers le haut, non pas vers les sphères
de pensées ou les prises de position, mais vers le cheminement de la
sincérité et la probité de sa vie et des beautés que nous avons goûtées
ou que nous avons omis d’apprécier. Dans cette ascension vers une amitié
d’amour qui va toujours en profondeur, me reviennent deux images du
Sayyid dans le miroir de son père et de son fils. Le premier n’a jamais
acheté quelque chose qu’à plus de son prix et n’a rien vendu qu’à moins
de son prix, s’excusant souvent pour des offenses qu’il n’avait pas
commises. Quant au fils qui lui a lancé un jour : indique-moi une
mosquée où la politique ne domine pas le culte pour que je la fréquente,
il lui apprend que la spiritualité qui s’emmêle de politique finira par
se retourner contre elle-même et la hantise du religieux est une
promesse d’incroyance.
Sayyid Hani prend aux siens et leur
donne, et dans la largesse du don et la générosité du consentement, il
dévoile à ses intimes la belle charge de son âme.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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