Il fait si bon se retrouver en sa compagnie. Et pour cause : il se
dégage de lui une aura singulière, une force tranquille à déplacer les
montagnes. Certes, dans la conversation passionnée transparaissent
rapidement le grand humaniste, son bouillonnement interne, son
foisonnement d'idées, sa personnalité si riche et si complexe, venue
depuis belle lurette à bout de toutes les identités meurtrières.
Cependant, au dehors, Hani Fahs est un arbre de vie, un roc de sérénité –
un peu Gandalf, un peu maître zen, un peu philosophe des Lumières, avec
un zest de facétie lutine, même. Un monolithe vivant de sagesse
universelle. Oui, Hani Fahs est tout cela.
Comment résumer un homme aussi dense en quelques mots, en quelques
lignes ? La tâche paraît monumentale. Les mots, l'écriture ne semblent
pas avoir été faits pour figer une source de vie et de connaissance
aussi vive, aussi ondulante, aussi profonde et complexe que Hani Fahs.
Il faut savoir saisir, reconnaître l'incontournable, l'irréparable
échec. Car ce n'est pas uniquement un uléma éclairé, un homme de foi
ouvert et cultivé, un dignitaire religieux oriental prônant la
séparation de la religion et de l'État (la laïcité), un partisan
invétéré du dialogue, un militant pour la paix, un véritable défenseur
des opprimés loin des démagogues criminels d'ici et d'ailleurs, ou
encore l'un des derniers grands piliers de la tradition chiite amelite
étatiste, hostiles aux armes illégales et aux aventures eschatologiques
des sectes apocalyptiques, que le monde vient de perdre.
Hani Fahs était bien plus que tout cela réuni. C'est un des derniers
grands humanistes, des derniers vrais « progressistes » de la planète
qui nous laisse orphelins. Car ce qu'il voyait en chacun de nous, le
sujet auquel il s'adressait, l'objet de son combat de tous les jours,
c'était l'homme, dans un milieu malade, rongé par la violence frénétique
et barbare de la montée aux extrêmes.
Son parcours politique, religieux et intellectuel est d'ailleurs
parfaitement représentatif de cette quête humaniste : de la gauche
universaliste à l'humanisme du mouvement des déshérités de l'imam Moussa
Sadr, de la lutte contre l'oppression de la révolution iranienne au
désenchantement khomeyniste, de la tradition du Najaf et l'option
traditionnelle libaniste contre le projet particulariste des pasdaran
(et du Hezbollah) au soutien clair et net au printemps arabe et à la
révolution syrienne, Hani Fahs n'avait que faire des idéologies sottes
et des dogmes étriqués. Sa finalité, c'était l'homme libre, le citoyen,
au nom de valeurs supérieures morales, universelles, d'un bon sens
civique, humaniste. C'est pour cela qu'il se battait sur tous les fronts
pour la démocratie et la liberté : contre la violence et les milices,
la tyrannie et l'oppression, le sectarisme et les intégristes,
l'ignorance et la haine, depuis sa communauté, sa religion, son pays et
son environnement arabe... jusqu'aux horizons sans limites de la pensée.
Hani Fahs fait partie de ces hommes qui, du fait de l'interaction
magique avec lui, pleine d'humilité, de modestie, de simplicité, mais en
même temps si dense, si riche, si complexe, en venaient presque à
réhabiliter le (dignitaire) religieux, à le parer d'une sagesse et d'une
modernité qui lui font cruellement défaut, surtout dans ce monde de
plus en plus intolérant, violent, cruel, de replis identitaires et
d'enclos culturels surfaits et imbéciles.
C'est pourquoi il portait en lui le fol espoir, indestructible, que
les nouvelles générations réussiraient là où la sienne avait échoué « en
raison non seulement du système politique, mais aussi du système
scientifique, de la manière avec laquelle la connaissance est
diffusée ». Hani Fahs voulait en effet immuniser les jeunes contre
l'extrémisme et la violence par l'éducation, la connaissance et le
dialogue. Une immunité qui commencerait par le biais d'une
réconciliation interne, à l'échelle individuelle, pour que l'identité
complexe de chacun de nous soit apaisée et ouverte sur les autres.
Mais le plus dur dans la longue éclipse de Hani Fahs, cette
interminable nuit à laquelle son absence nous confine, est dans le vide
quasi sidéral que cet homme immense laisse derrière lui, à l'heure où
ses compagnons de lutte, démocrates libanais en général ou chiites en
particulier, ont tant besoin de sa rationalité, de son intelligence, de
sa sagesse, de son calme, de sa sérénité – et surtout de son ouverture
et sa témérité intellectuelles, et de sa modernité. La disparition de
Hani Fahs est d'ailleurs particulièrement douloureuse et emblématique, à
l'heure où la plaie purulente enfle, où les monstres les plus abjects
sortent des profondeurs de leur antre, où la médiocrité s'est abattue
sur nous tous comme les dix plaies d'Égypte, où les ténèbres remplissent
progressivement les espaces abandonnés par la culture et l'humanité.
Ne serait-ce la puissance des ténèbres qui a plongé le monde arabe
entre la peste de la tyrannie, le choléra de l'extrémisme et, entre les
deux, l'Ebola incurable de la peur et du repli identitaire, ce sont des
foules d'individus qui, de l'Iran à la Palestine, en passant par Bagdad,
Mossoul, Kerbala, Damas, Alep, Beyrouth (banlieue sud comprise) et
Tripoli qui descendraient dans la rue, rameaux d'olivier à la main, pour
saluer la mémoire de Hani Fahs, ce phare visionnaire et nahdaoui, l'un
des véritables artisans du monde arabe de demain – une fois que ce
dernier en aura fini avec les tyrans, les miliciens, les intégristes et
les coupeurs de tête néomédiévaux.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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