L'effroyable assassinat de l'otage Hervé Gourdel au nom de
l'organisation État islamique a définitivement fait entrer ce groupe
djihadiste dans l'esprit des Français, et renforcé la détermination de
François Hollande à frapper ses positions en Irak. Mais qui est vraiment
ce groupe ultra-radical ? Qui a contribué à son essor ? Pourquoi
continue-t-il à faire des émules dans le monde et comment en venir à
bout ? Directeur du projet Égypte-Syrie-Liban du programme Moyen-Orient
de l'International Crisis Group, le chercheur Peter Harling, qui a vécu
et travaillé pendant sept ans en Irak, fait le point.
La détermination de François Hollande à frapper l'organisation EI en Irak est-elle, selon vous, la bonne stratégie ? La
question n'est pas le niveau de détermination de François Hollande,
mais la nature de cet adversaire et la pertinence des moyens utilisés
pour l'affronter. Annoncer qu'on vengera en Irak ou ailleurs un meurtre
qui s'est joué en Algérie ressort de la politique spectacle, des
relations publiques, et non d'une quelconque stratégie.
Ce groupe a tout de même appelé à tuer les "méchants et sales Français".
En Occident, Daesh (Peter Harling emploie ce terme péjoratif également
choisi par le gouvernement français pour désigner le groupe EI, NDLR)
réveille tout un imaginaire du terroriste génétiquement programmé pour
incarner et commettre le mal. Cela permet de faire l'impasse sur la
politique : c'est comme s'il existait un certain type d'individu qu'il
fallait détruire pour régler le problème, d'où des solutions militaires
prédominantes. Mais, justement, Daesh attire des gens dont on ne peut
pas faire une typologie rigide, et surtout voit sa capacité de
mobilisation s'accroître à la faveur des frappes occidentales. Daesh est
le réceptacle de toutes sortes d'imaginaires.
Qu'entendez-vous par là ?
Certains Européens désorientés, tentés par l'hyper-violence, trouvent
dans la mise en scène des crimes du mouvement une sorte d'idéal radical
et viril. En Syrie ou en Irak, Daesh peut être perçu comme un simple
allié nécessaire face à des agressions nombreuses, venant d'un
gouvernement sectaire, vu comme une sorte de force d'occupation à la
solde de l'Iran, par exemple. Daesh exprime aussi des frustrations aussi
diverses que profondes avec l'ordre existant, à un moment où il
n'existe pas d'alternative puisque les élites séculières sont laminées,
les courants islamistes "mainstream" ont échoué et des structures
étatiques fragiles sont dépecées dans une logique du "chacun pour soi".
Comment les populations sunnites voient-elles cette organisation ? Un groupe terroriste ou un libérateur du joug chiite ?
Les deux ! Le monde arabe sunnite connaît une sorte de crise
existentielle. La région a pour l'instant raté, pour ainsi dire, sa
sortie de l'ère de régression qui l'avait caractérisée sous la
domination de l'Empire ottoman, qui a cédé le pas au colonialisme, à des
ingérences occidentales tous azimuts et la création traumatisante
d'Israël. Les grands mouvements émancipateurs, qui ont d'abord été
d'immenses sources d'inspiration, ont vite dégénéré en coteries
autocratiques et cleptomanes. Leurs alternatives islamistes, articulant
diverses visions d'avenir séductrices mais utopistes, ont échoué
lamentablement dès qu'il s'agissait de les mettre en oeuvre en pratique.
Le Printemps arabe, ce moment fulgurant, splendide, qui devait offrir à
la région sa rédemption, sa nouvelle chance, a lui aussi viré au
désastre. Il faut imaginer les sentiments de confusion, d'échec,
d'amertume, d'injustice et d'humiliation qui en découlent. Ajoutez-y la
violence inimaginable pratiquée par le régime syrien, sans aucune
réaction sérieuse en Occident. Ajoutez-y l'ampleur de la crise
humanitaire qui s'est ensuivie. Ajoutez-y le spectacle navrant des
courants réactionnaires en Égypte, dans le Golfe et ailleurs. Ajoutez-y
enfin les provocations constantes qui viennent du monde chiite, qui,
lui, est dans une phase ascendante générant une forme d'hubris. Au
total, très peu de gens aiment Daesh, mais il n'y a que lui.
Comment l'organisation a-t-elle réussi à s'emparer de tels pans de territoires ?
Daesh se glisse dans un vide. Il s'est imposé dans le nord-est de la
Syrie principalement parce que le régime syrien s'était retiré de cette
zone largement désertique. Il a pu prendre le contrôle de Mossoul, en
Irak, parce que les autorités centrales n'y étaient présentes qu'à
travers des élites locales vendues à Bagdad et un appareil de sécurité
pléthorique mais sectaire, cynique et incompétent. De la même manière,
Daesh a récemment pénétré au Nord-Liban, dans une frange
particulièrement négligée du pays.
En revanche, Daesh ne consacre pas ses ressources - limitées - à des
tentatives d'expansion vouées à l'échec, c'est-à-dire dans des zones où
le mouvement peut s'attendre à une vraie résistance. Voilà pourquoi il a
toujours été absurde de penser que l'organisation allait marcher sur
Bagdad, bien défendue par des milices chiites, ou prendre d'assaut
Erbil, fief des factions kurdes. De la même façon, elle ne s'attaque pas
non plus sérieusement au régime syrien. Au contraire, il impose son
hégémonie dans les zones qu'il domine, éradiquant tout compétiteur
potentiel en milieu arabe sunnite.
Qui est coupable, selon vous, de la montée en puissance de cette organisation ?
Tout le monde y a participé : les Iraniens, en soutenant les régimes
syrien et irakien dans des politiques qui visaient expressément à la
radicalisation des sunnites, de façon à discréditer et combattre toute
opposition au nom d'une prétendue "guerre contre le terrorisme", puis en
encourageant un djihad chiite qui ne pouvait que renforcer son pendant
sunnite. L'Occident, en encourageant un soulèvement syrien auquel on a
fait miroiter notre solidarité et notre soutien, mais qu'on a
essentiellement laissé livré à lui-même face à des formes et des niveaux
de violence extrêmes. La Turquie, qui jusqu'à récemment a ouvert ses
frontières en grand à quiconque prétendait aller combattre Bachar
el-Assad. Les monarchies du Golfe, qui ont financé l'opposition syrienne
de façon velléitaire et désordonnée, ce qui a profité - indirectement
pour l'essentiel - aux djihadistes.
Est-ce le massacre des minorités chrétiennes et yazidis en Irak qui a réellement motivé l'intervention américaine ?
Daesh massacre à tour de bras. Mais ses combattants ont également
procédé à des exécutions de masse au sein de tribus arabes sunnites, et
personne n'a pipé mot. Ils ont aussi décapité bien des combattants
alaouites (de Bachar el-Assad, NDLR). Sans compter que d'autres horreurs
sont perpétrées par des acteurs qui n'en paient pas le prix : le régime
syrien a causé la mort par malnutrition de très nombreux civils,
enfants compris, dans des quartiers encerclés à cette fin. Du reste, je
ne vois pas très bien comment des frappes aériennes contre Daesh,
découplées de toute mesure concernant les autres souffrances, terribles,
que connaît la région par ailleurs, vont assurer l'avenir des chrétiens
ou des Yazidis.
Comment, alors, venir à bout de l'organisation État islamique ?
La première chose à faire serait de rompre avec la temporalité
médiatique. On frappe subitement, de toute urgence, une menace que l'on a
vue croître pendant deux ans, dans une indifférence totale. Le vrai
tournant qui a précipité l'intervention, c'est l'attention de nos
médias, autour de thématiques percutantes : le martyre des chrétiens
d'Orient, la barbarie suprême mise en scène dans des décapitations
d'Occidentaux et la "guerre contre le terrorisme". C'est cela qui a
déclenché une riposte militaire qui, à mon sens, relève d'une
"ritualisation" du conflit : tout comme Daesh se donne en spectacle,
avec un talent redoutable et pervers de publicitaire, nous nous mettons
en scène dans une sorte de lutte eschatologique contre le mal.
Or, Daesh est un adversaire tout à la fois limité en taille,
profondément ancré dans la psyché régionale et interconnecté avec des
enjeux très sérieux liés aux conflits de la région. Il va falloir du
temps, du doigté, des moyens considérables et une vraie réflexion
stratégique pour affronter cette organisation. Pourquoi se précipiter et
multiplier les erreurs, qui seront autant de facteurs aggravants ? Pour
ne prendre qu'un exemple : au moment où l'on vole au secours des
chrétiens d'Irak, soi-disant à grand renfort d'armes très coûteuses,
l'ONU annonce qu'elle va réduire son aide alimentaire aux réfugiés
syriens. Comment cette population brimée, dépossédée de tout va-t-elle
comprendre cette décision ?
(26-09-2014 - Propos recueillis par Armin Arefi )
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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