Il pleut malgré un beau soleil. On nomme ce paradoxe le mariage du loup.
Kasserine, ville plus de 80 000 habitants, a payé le prix du sang lors
de la révolution. Le 9 janvier 2014, la police commet un massacre à
balles réelles. Des dizaines de morts, des blessés graves devenus
"martyrs de la révolution". Les images, relayées par les télévisions
internationales, ont amplifié la colère contre le régime de Ben Ali.
Cinq jours plus tard, le despote s'enfuyait en Boeing pour Jeddah, en
Arabie saoudite. À cinq semaines des élections législatives, l'amertume
le dispute à la colère. Moncef, gardien du musée archéologique, explique
que "les jeunes n'ont que le gazon pour dormir". Le taux de chômage
dépasse les 50 % et les perspectives de développement économique de la
ville tiennent sur un pétale de jasmin. L'administration est aux abonnés
absents, le gouvernorat est une forteresse située à l'extérieur de la
ville, des aides sont disséminées pour tempérer la rancoeur à l'égard de
l'État. Certains touchent 200 dinars par mois. "Ils fument, ils boivent
de l'alcool, mais ne causent pas de problème à Tunis", analyse un
jeune de père de famille, son bébé dans les bras. L'échec des
gouvernements postrévolution est patent. "Rien n'a changé, explique un
entraîneur sportif, rien." "Il n'y a rien à faire ici, dit un serveur,
j'ai un jour de congé par semaine, mais rien pour me distraire." "Il n'y
a même pas un jardin pour les enfants", témoigne un groupe d'hommes
qui jouent au "kharbaga", des pierres en guise de jetons sur un damier
tracé dans la terre. En arrière-plan, un feu de poubelles démarre. À
défaut de ramassage efficace des ordures, on procède ainsi.
La cité Ezzouhour, dans le centre de la ville, est le résumé visuel de
cinquante années de marginalisation. Rues défoncées, foyers sans
électricité ni eau potable, délinquance endémique, lycée en mauvais
état. Dans un café, il est 19 heures. La nuit ne va pas tarder. Le
serveur s'affaire à encaisser capucins et eau minérale, à ranger tables
et chaises. Il a la quarantaine, des cicatrices sur le visage, une force
physique apparente. Mais il craint le soir. "Les jeunes vont boire et
se droguer, c'est pour ça qu'on ferme si tôt", explique-t-il. Les "yeux
rouges" sont cohorte, rougis par les stupéfiants de contrebande. "Mon
corps est là, mais pas mon esprit", raconte un jeune chômeur. Beaucoup
"prennent leur sac" et vont tenter de trouver un boulot de jardinier, de
gardien, à Sousse où à Tunis. Quitter la ville semble le seul espoir.
L'usine de papeterie Silos, l'un des rares poumons économiques de la
ville, est à l'arrêt depuis deux mois. Près de mille emplois sont en
jeu, mille qui font vivre des centaines de familles. "On a voté X, Y en
2011, mais ils ne pensent qu'à leurs chaises à Tunis", explique un
employé. Les élections législatives du 26 octobre nourrissent les
conversations et le mépris. On pointe du doigt les élites de Tunis, on
accuse les Sahéliens de gouverner le pays depuis Bourguiba et d'ignorer
les régions intérieures. La tête de liste de Nidaa Tounes, l'homme
d'affaires Hamzaoui, mise sur le club de foot pour drainer les voix en
sa faveur. Il a racheté l'équipe et fait campagne à travers elle. Après
la victoire 2-0 ce dimanche, il vient saluer les joueurs et le public.
Une technique éprouvée en Europe, de Silvio Berlusconi à Bernard Tapie.
Mais ce qui ronge Kasserine et engendre un climat de paranoïa se nomme
terrorisme.
Hôtel Sfeir. Il est 22 h 20 le vendredi 14 septembre. Une, deux puis
trois explosions retentissent. Un bruit sourd qui projette dans la rue
les habitants et provoque la fermeture hâtive des rideaux de fer des
épiceries. Une radio de Monastir annonce que la caserne militaire,
implantée sur l'avenue Bourguiba qui traverse la ville, est victime
d'une attaque terroriste. Sur place, calme plat. Un commandant de
l'armée, gilet pare-balles dernier cri et fusil en bandoulière, rassure
les inquiets. La police, mélange d'officiels et de civils, fume des
cigarettes tout en demandant aux journalistes de quitter les lieux. L'un
d'entre eux dit tout de go que "tout va bien à Kasserine". L'origine de
ces déflagrations serait liée à un nouvel équipement militaire turc
afin de lutter contre les groupes armés que l'armée tente d'éradiquer
sur le mont Chaambi et à Jebel Semoun, les petites montagnes qui
entourent Kasserine. Depuis dix-huit mois, des accrochages se produisent
régulièrement. Près de trente soldats y ont trouvé la mort. Neuf le 29
juillet 2013 (dont deux égorgés), quatorze le 16 juillet dernier lors de
l'iftar, la rupture du jeûne. Bombardements, patrouilles terrestres et
aériennes : rien n'y fait. Le 28 mai, le domicile familial du ministre
de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, subissait une attaque de groupes armés
venus en 4x4 au centre de la ville. Bilan : quatre policiers tués. Le
poste de police est à cent mètres de cette maison. Depuis, ce juge
devenu ministre a été contraint de faire déménager sa famille. Ansar
el-Charia a revendiqué l'opération. Difficile pourtant de s'informer sur
cette zone trouble de Chaambi, devenue zone militaire. S'agit-il de
groupes terroristes qui veulent frapper les forces de l'ordre afin de
les désorganiser ? Aucun civil n'a été visé par ces groupes armés. À une
poignée de semaines des législatives, le terrorisme agit comme un
poison. Il monopolise les conversations, associe Kasserine aux supposés
djihadistes. Un argument qui ne risque pas de favoriser le développement
économique de cette ville que la partie côtière de la Tunisie ignore
avec dédain depuis toujours.
Les 480 000 habitants du gouvernorat de Kasserine font partie d'une
Tunisie qu'on dissimilait sous Ben Ali. Le village Potemkine dressé par
le régime du RCD - le parti créé pour soutenir le dictateur -
privilégiait Tunis, Nabeul, Hammamet, Sousse et Sfax. On y vantait la
réussite économique, la liberté des femmes, un cocktail à base de thé à
la menthe et de mer bleutée. Le FMI et la Banque mondiale adoubaient
cette situation. Cette dernière institution vient néanmoins d'écrire son
mea culpa dans un rapport intitulé "La Révolution inachevée". Elle y
indique avoir fermé les yeux sur le manque de transparence, la
marginalisation des régions intérieures, l'absence de libertés. Un
signal fort alors que cinq membres de l'ancien régime postulent aux
élections présidentielles du 23 novembre. L'un d'entre eux, Abderrahim
Zouari, est natif de Kasserine. Six fois ministre sous Ben Ali. Malgré
le bilan social catastrophique du dictateur, certains disent préférer
l'ancien régime. Non par idéologie, mais pour le prix du couffin, le
panier de la ménagère tunisienne. L'inflation étrangle la vie
quotidienne, multiplie par trois-quatre le prix des légumes, du
mouton... Ce gouvernorat enverra sept élus au sein de la nouvelle
Assemblée nationale. "Nous sommes des gens durs, car la vie est dure",
dit un vieil homme qui mendie pour se payer ses médicaments. "Nous
sommes le miroir de la nature", dit-il. Et de poursuivre : "À Kasserine,
nous sommes entre la vie et la mort."
(25-09-2014 - Benoît Delmas)
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