Shine Ali n'est pas un homme peureux. Si c'était le cas, ce rappeur ne serait pas avec son groupe dans un sous-sol de Nairobi en train d'enregistrer des chansons mettant au défi les rebelles islamistes qui contrôlent l'essentiel de son pays, la Somalie, et dont l'influence s'étend jusqu'au cœur de la capitale kényane.
Shine Ali est bien conscient des risques qu'il prend. Il y a trois ans, des membres du groupe Al-Shabaab sont entrés par effraction chez lui, dans le quartier d'Eastleigh de Nairobi, et lui ont tiré dessus. "Ils m'ont dit que je diffusais un message antidjihad, que j'incitais les jeunes à abandonner le djihad", raconte le jeune homme de 29 ans dans un anglais hésitant. Il baisse un peu son short à carreaux et remonte son sweat à capuche pour révéler une cicatrice sur sa hanche droite. Il en a une autre sur son bras droit. "Après mon attaque, je savais qu'arrêter la musique revenait à les déclarer vainqueurs, alors que continuer signifiait que mon camp sortirait victorieux."
Shine Ali est l'un des membres fondateurs de Waayaha Cusub, un groupe de hip-hop créé il y a onze ans. Il est constitué de Somaliens, de Kényans, d'un Ethiopien et d'un Ougandais. La composition du groupe est en elle-même une provocation vis-à-vis des rebelles d'Al-Shabaab liés à Al-Qaida et des complexes réalités politiques de la Corne de l'Afrique.
Shine a lancé Waayaha Cusub en 2004, un nom que l'on pourrait traduire par "une ère nouvelle" ou "une aube nouvelle". Depuis, ils ont sorti plusieurs albums et ont fait des vagues en 2010 avec la chanson Non à Al-Shabaab ! En arabe, Al-Shabaab signifie "jeunesse". Ce groupe contrôle l'essentiel du sud et du centre de la Somalie, où ses combattants imposent une interprétation radicale de la charia : ils se livrent à des décapitations et à des amputations croisées [de la main droite et du pied gauche] et, dans certaines régions, ils ont banni les sonneries musicales des téléphones portables et ont rendu hors la loi le cinéma et le football.
Les chansons de Waayaha Cusub sont enregistrées à Nairobi, mais arrivent jusqu'en Somalie grâce à des CD piratés, sur la radio et sur Internet. Le groupe prône la paix et condamne Al-Shabaab, mais aborde également des sujets habituellement tabous comme le sida ou les rivalités entre clans.
Shine Ali et ses camarades se sont mis à dos les conservateurs à cause des paroles de leurs chansons, mais aussi parce que leurs clips mettent en scène des femmes qui dansent et portent des pantalons.
Il y a quelques années, l'une des chanteuses s'est fait lacérer le visage à Nairobi ; elle se cache encore. Dans le studio au sol en béton et dont les murs sont couverts de boîtes d'œufs, Ali et deux de ses compères, Lixle Dikriyow et Burhan Ahmed, chantent à tue-tête un nouveau titre sur la piraterie. Dans un coin, deux femmes qui portent le foulard et une longue jupe sont assises en silence. Leur tour viendra un peu plus tard.
D'autres membres du groupe n'ont pas eu le courage de venir à cette répétition. Ces temps-ci, la peur ne quitte jamais la communauté somalienne, prise entre l'hostilité croissante de son pays d'accueil et Al-Shabaab.
Après que des soldats kényans ont traversé la frontière en octobre 2011 pour repousser Al-Shabaab, les rebelles ont menacé de riposter. Aux yeux de certains Kényans, tous les Somaliens sont alors devenus suspects, même si les seules attaques qui ont eu lieu à Nairobi depuis l'incursion ont été menées par un Kényan se réclamant d'Al-Shabaab.
Shine Ali, qui est né dans une région du centre de la Somalie, est arrivé à Nairobi quand il était petit, en même temps que des centaines de milliers d'autres personnes qui tentaient d'échapper aux violences permanentes qui ont commencé quand des chefs militaires ont renversé le président Mohamed Siad Barre, après plus de vingt et un ans passés au pouvoir.
La capitale kényane n'est toutefois plus le refuge qu'elle était auparavant. Selon Shine Ali, "Nairobi ou Mogadiscio, c'est du pareil au même maintenant". Le rappeur s'inquiète de la réaction des Kényans si leurs forces accusent des pertes importantes sur le champ de bataille. Il sait qu'il prend des risques mais, selon lui, la seule façon de lutter contre le groupe islamiste est de sensibiliser les jeunes Somaliens. "La sensibilisation est la clé, martèle-t-il. Ces jeunes ont une mauvaise idéologie. Si on leur donne la bonne, qu'on leur parle de la vie, du mariage, des enfants... Si on leur montre tout ça, on pourra changer les choses."
"On ne peut pas lutter contre ceux qui veulent mourir, on ne peut que les sauver", ajoute-t-il. Quand on lui demande s'il voudrait se produire dans la capitale somalienne, Mogadiscio, Shine Ali tape du poing sur la table et répond : "Absolument". La ville est plus calme depuis que les combattants d'Al-Shabaab se sont retirés, en août 2011, et que les soldats de l'Union africaine (UA) ont partiellement repris le contrôle de la ville côtière en ruine. Des attaques suicides continuent toutefois de se produire, des bombes explosent et des échanges de coups de feu ont parfois lieu.
Pour Shine Ali et les autres membres de Waayaha Cusub, ce n'est toutefois pas ce qui pose problème. "Si on me soutient, j'irai à Mogadiscio, explique-t-il. C'est le bon moment pour nous, parce que quelqu'un doit dire aux jeunes qu'il faut éviter Al-Shabaab, doit leur dire de soutenir leur gouvernement."
(Courrier International, 05.01.2012,Clar Ni Chonghaile,The Guardian)
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