L’affaire pourrait prêter à sourire si elle ne symbolisait pas
l’anarchie en règle en Libye, un pays au bord de la partition, trois ans
après l’opération française Harmattan qui a renversé Muammar Kadhafi.
Tout débute le samedi 8 mars avec l’accostage du Morning Glory, un
curieux pétrolier battant pavillon nord-coréen, dans le port d’al-Sedra,
en Cyrénaïque. Cette région de l’est du pays, berceau de la révolution
libyenne, regroupe l’essentiel des réserves pétrolières du pays.
La protection des installations est assurée par d’anciens rebelles
anti-Kadhafi, lourdement armés grâce aux livraisons occidentales aux
opposants libyens en 2011, mais aussi à l’important arsenal de Kadhafi
dans lequel les ex-miliciens ont allègrement puisé. Or, ces anciens
révolutionnaires ont décidé de tourner casaque et bloquent depuis
juillet les principaux terminaux pétroliers de Cyrénaïque. Dénonçant au
départ les malversations financières dont se rendraient coupables les
membres du gouvernement dans le secteur des hydrocarbures, les frondeurs
comptent en réalité se servir de l’arme du pétrole pour réclamer
l’autonomie de la Cyrénaïque, dans le cadre d’un système fédéral.
234 000 barils de pétrole
Dès le mois d’août, les autonomistes passent à l’acte en proclamant la
formation d’un gouvernement local, d’une banque ainsi que d’une
compagnie fédérale de pétrole. Impensable aux yeux des autorités de
Tripoli, qui tirent des exportations d’hydrocarbure, de retour à leur
niveau d’avant-guerre, quelque 95 % de leurs revenus. À maintes
reprises, le Premier ministre Ali Zeidan, un indépendant appuyé par les
libéraux, menace de recourir à la force pour libérer les sites
pétroliers, sans jamais s’exécuter. Impuissant, l’État ne peut que
regarder sombrer la production d’or noir de 1,5 million de barils par
jour à 250 000.
Mais le Rubicon a été franchi le samedi 8 mars. Car le Morning Glory n’a
pas jeté l’ancre en Libye par hasard. À son arrivée dans le port
d’al-Sedra, il est immédiatement pris en charge par les ex-rebelles. En
un temps record, quelque 234 000 barils de brut sont versés dans le
pétrolier, soit l’équivalent de 18,5 millions d’euros. Tripoli n’en
croit pas ses yeux. "Un acte de piraterie", "une atteinte à la
souveraineté nationale", s’insurge le ministre du Pétrole par intérim
Omar al-Chakmaj.
La Corée du Nord dément
Un comité de crise, composé de membres du gouvernement et du Parlement,
est formé sur le champ. Il ordonne au navire de rendre sa cargaison et
de quitter à la seconde les eaux territoriales libyennes. Pointée du
doigt, la Corée du Nord rejette toute responsabilité et indique n’avoir
jamais eu l’intention d’acheter du pétrole aux rebelles libyens.
L’ambassadeur nord-coréen à Genève l’assure, c’est "une compagnie
maritime basée en Égypte" qui est à l’origine du chargement.
Décrié pour sa gestion calamiteuse de la crise pétrolière depuis l’été,
le Premier ministre libyen monte au créneau. Ali Zeidan, qui en fait une
affaire personnelle, menace ouvertement de bombarder le Morning Glory
s’il n’obtempère pas. Rien n’y fait. Pire, le lendemain, le pétrolier
nord-coréen a disparu du port d’al-Sedra. Tout comme les barils de brut
libyen. Surprenant, d’autant plus que le pétrolier était encerclé par
des forces de la marine libyenne.
Un pétrolier inattaquable
"Le pétrolier a profité des mauvaises conditions climatiques pour se
diriger vers le large. Les navires qui le cernaient n’étaient pas en
mesure de le suivre", indique un membre du Congrès général national
(CGN), la plus haute autorité politique du pays. L’explication n’est
guère plus convaincante du côté d’Abdelkader Houili, membre du comité de
l’énergie du CGN, pour qui le Morning Glory a "profité d’une brèche
pour prendre le large". D’après les observateurs, le pétrolier était
tout simplement inattaquable, car tout bombardement aurait pu servir
d’étincelle pour replonger le pays dans la guerre civile et favoriser la
partition du pays.
Le camouflet est pourtant de taille pour Tripoli, illustrant une
nouvelle fois la faiblesse de l’exécutif, incapable depuis trois ans de
convaincre les ex-rebelles de rendre les armes pour former une police et
une armée professionnelles dignes de ce nom. Au contraire, la Libye est
aujourd’hui plus que jamais à la merci des multiples milices surarmées
formées sur des bases tribales, locales et régionales. Quant au sud du
pays, il est devenu le sanctuaire des djihadistes d’al-Qaida au Maghreb
islamique.
Forces spéciales américaines
L’affaire aura en tout cas eu raison d’Ali Zeidan. Le Premier ministre
libyen, qui avait été enlevé par des hommes armés en octobre, n’a cette
fois rien pu faire face à un pétrolier nord-coréen. Un incident qui a
servi de prétexte au CGN, sous l’influence grandissante des islamistes,
pour démettre de ses fonctions le chef du gouvernement. Le Premier
ministre libéral désormais tombé, les forces islamistes, qui tentaient
depuis des mois d’obtenir sa tête, paraissent en position idéale pour
mettre la main sur l’exécutif.
Quant au Morning Glory, après avoir poursuivi son périple au sud-est de
Chypre, il a finalement été intercepté lundi par les forces spéciales
américaines après le feu vert de Barack Obama. D’après le Pentagone,
l’opération, menée dans les eaux internationales grâce à deux destroyers
américains, l’USS Roosevelt et l’USS Stout, a été réalisée à la demande
des gouvernements libyen et chypriote. À en croire le ministère
américain de la Défense, le pétrolier nord-coréen avait été capturé plus
tôt durant le mois de mars par "trois Libyens armés". Il reprenait
lundi le chemin de la Libye.
Pendant ce temps, à Chypre, deux ressortissants israéliens et un
sénégalais ont été interrogés samedi par la police. Soupçonnés de s’être
rendus sur le Morning Glory pour y négocier l’achat de brut, les trois
hommes, dont deux détenaient des passeports diplomatiques de pays
africains, ont finalement été relâchés, Nicosie n’ayant pas la preuve
que le délit présumé a été commis dans ses eaux territoriales.
(18-03-2014 - Armin Arefi)
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