Rarement un parti politique aura connu une si rapide déchéance. Il y a
moins d’un an, les Frères musulmans étaient au sommet de l’Égypte.
Vainqueur des premières législatives de l’ère post-Moubarak, puis de la
première présidentielle démocratique jamais organisée en Égypte, le
parti islamiste, interdit pendant 80 ans, régnait alors sans partage sur
la scène politique. Neuf mois plus tard, le voici voué aux gémonies. Au
moins 529 de ses partisans ont été condamnés à mort ce lundi par la
justice, du jamais-vu en Égypte.
Les militants islamistes, tous partisans de l’ex-président Mohamed
Morsi, sont jugés coupables des violences ayant provoqué la mort de deux
policiers dans la province d’al-Minya, à 250 kilomètres au sud du
Caire, le 14 août dernier. Le même jour, des centaines de Frères
musulmans ont été froidement abattus dans l’assaut sanglant de la police
contre la place Rabaa al-Adaweya, où ils manifestaient depuis le 3
juillet dernier et la destitution par l’armée du président islamiste
Mohamed Morsi.
L’ex-président Morsi visé
Les condamnés ne sont toutefois pas près de passer sur l’échafaud. Tout
d’abord, parce que la peine de mort doit encore être validée par le
mufti, représentant de l’islam auprès de l’État. Ensuite et surtout, 376
condamnés étant en fuite, un autre procès pourrait avoir lieu. Et la
chasse aux Frères entamée depuis juillet par l’armée égyptienne ne
s’arrête pas là : dès mardi, 700 autres militants islamistes, dont
l’ex-président Morsi, devront comparaître à leur tour pour des motifs
similaires.
"Certains Frères musulmans se sont bien rendus coupables de violences
après la levée du sit-in de Rabaa al-Adaweya", note Sarah Ben Nefissa,
chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) au
Caire. "Mais il est indispensable de ramener ces faits au profond
sentiment d’injustice ressenti par les islamistes qui, de fait, ont été
animés par une volonté de révolte." Le 30 juin 2013, des millions
d’Égyptiens descendent dans la rue contre l’ex-président Morsi, qu’ils
accusent de s’être arrogé les pleins pouvoirs et d’avoir failli à
résoudre la crise économique. Trois jours plus tard, l’armée du général
Abdelfattah al-Sissi, excédé par l’influence grandissante des Frères
musulmans au sein de l’appareil d’État, répond à "l’appel du peuple" et
renverse Mohamed Morsi.
1 400 islamistes tués
Furieux contre ce qu’ils qualifient volontiers de "coup d’État" - un
"coup de force populaire", ironiseront certains diplomates
occidentaux -, des milliers d’islamistes manifestent depuis pour le
retour de leur président "légitime", détenu dans un lieu secret. "Il y a
eu des saisies d’armes, et des actes de violence ont été répertoriés",
rappelle néanmoins Roland Lombardi, doctorant à l’Institut de recherches
et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et analyste au JFC
Conseil.
Après avoir tout d’abord toléré ces rassemblements majoritairement
pacifiques, l’armée a lancé l’assaut. En neuf mois, plus de 1 400
militants islamistes ont été tués, des milliers emprisonnés. En
décembre, les Frères musulmans, pourtant autorisés au lendemain de la
révolution du 25 janvier, sont considérés comme une organisation
"terroriste". Désormais, appartenir à la confrérie, participer à des
manifestations ou posséder ses livres est passible de prison.
Pire que sous Moubarak
Une véritable politique d’extermination de la confrérie, que même
l’ex-président Hosni Moubarak n’avait osé mener. "L’ancien raïs était
plus diplomate et s’employait à ménager la confrérie en lui laissant les
activités sociales", note Roland Lombardi. C’est d’ailleurs grâce à ce
vaste réseau d’aide que les Frères ont pu s’implanter durablement dans
le pays et remporter haut la main le premier scrutin démocratique de
l’ère post-Moubarak.
"Désormais, l’armée souhaite mettre les Frères musulmans à genoux, afin
qu’ils n’aient plus aucune chance de revenir un jour au pouvoir",
souligne Roland Lombardi. Outre les militants, presque tous les
dirigeants de la confrérie risquent, eux aussi, la peine de mort. C’est
le cas de son guide suprême, Mohammed Badie, ou de l’ex-président
Mohamed Morsi en personne. Ce dernier est tout bonnement accusé
d’espionnage, dans "la plus grande conspiration de l’histoire de
l’Égypte", selon les mots du procureur.
Vengeance des djihadistes
"Déterminé à liquider la confrérie, l’appareil sécuritaire égyptien
souhaite faire des exemples pour dissuader les derniers manifestants",
analyse la chercheuse Sarah Ben Nefissa. Si les Frères musulmans
paraissent totalement désemparés, d’autres groupes islamistes, bien plus
radicaux, ont déjà sonné la vengeance. La destitution de Mohamed Morsi
en juillet s’est accompagnée d’une recrudescence des attentats contre
l’armée et la police égyptiennes, dans la péninsule du Sinaï, mais aussi
jusqu’au coeur du pouvoir, au Caire.
Leur auteur, le groupe djihadiste Ansar Beit al-Maqdess, dit agir en
solidarité avec les Frères islamistes. "S’il n’existe aucun lien direct
entre les deux organisations, les Frères musulmans ont toujours cultivé
des contacts avec les djihadistes du Sinaï", indique Roland Lombardi.
Mais la multiplication des attentats ne fait que conforter la rhétorique
complotiste de l’armée égyptienne.
Soutien des Égyptiens
Surtout que, au nom de la lutte contre le terrorisme, le nouveau pouvoir
dirigé par les militaires s’en prend désormais à toute opinion
discordante. En novembre dernier, les autorités du Caire ont instauré
une nouvelle loi restreignant considérablement le droit de manifester
tout en légitimant l’usage de la force. De quoi s’attaquer aux
révolutionnaires laïques outrés par le retour en arrière enregistré par
le pays. "Il est certain que le nouveau pouvoir compte en profiter pour
maîtriser les laïques, mais il ne peut pas leur infliger la même
répression qu’aux Frères musulmans, dont l’Occident s’est détourné",
fait valoir Roland Lombardi.
Reste que l’implacable répression de l’armée est toujours soutenue par
une majorité de la population égyptienne. "Les Égyptiens restent
extrêmement attachés à leur appareil d’État et à l’armée, seuls à même
de rétablir l’ordre mis en péril par l’année au pouvoir des Frères
musulmans", analyse Sarah Ben Nefissa. Dans ces conditions, l’adoption
en janvier à plus de 98 % de la nouvelle Constitution, renforçant les
pouvoirs de l’armée, propulse le désormais maréchal al-Sissi en position
idéale pour remporter la prochaine présidentielle. L’ultime pierre qui
manque au rétablissement total du pouvoir des militaires, comme sous
l’ancien régime. Les Frères musulmans en moins.
(24-03-2014 - Armin Arefi)
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