Ils ont entre 25 et 40 ans. Célibataires ou en couple, avec ou sans
enfants. Ils ont quitté Israël pour vivre à l’étranger. Ce sont des
yordim, un terme qui, en hébreu, signifie littéralement "ceux qui
descendent". Selon certaines statistiques, il y en aurait aujourd’hui
800 000 installés un peu partout dans le monde. Cette émigration a
toujours existé et a toujours été dénoncée par les dirigeants israéliens
en des termes très durs, comme Yitzhak Rabin qui, en 1974, parlait des
yordim comme de "déchets", de "chiffes molles".
Et voilà qu’en cet automne 2013 la question a resurgi et créé la
polémique. C’est la diffusion, il y a un peu plus d’un mois, par la
chaîne 10 de la télé israélienne d’une série intitulée Les nouveaux
yordim qui a lancé le débat. Quatre longs reportages sur de jeunes
Israéliens installés en Europe ou aux États-Unis, décrivant leur
nouvelle vie et expliquant les motifs pour lesquels ils sont partis
d’Israël. Première et souvent seule motivation : la situation
économique. Comme Moran, 32 ans, qui vit avec son mari et son jeune fils
à Berlin : "En Israël, explique-t-elle, mon compte en banque était
toujours dans le rouge. Ici, à Berlin, c’est fini. Je suis constamment
et confortablement dans le vert. Berlin, ajoute-t-elle en riant, c’est
pour moi le meilleur des comptes épargne."
À l’autre bout du monde, chez l’Oncle Sam, on retrouve Dorit et
Zohar. Avant d’habiter dans le New Jersey avec leurs trois enfants, ils
étaient à Eilat, la station balnéaire sur la mer Rouge, à la pointe sud
du pays. Officier de carrière à l’armée, Zohar a décidé de se marier. Et
c’est là que tout s’est gâté : "Quand ma femme et moi avons cherché à
nous loger, nous avons vite réalisé qu’il nous serait impossible d’avoir
en Israël quelque chose de décent à un prix raisonnable. Ici, dans le
New Jersey, c’est possible !" Et, devant la caméra qui le suit alors
qu’il vient de passer à la caisse pour payer un Caddy bien rempli, il
ajoute : "Regardez, je viens de dépenser 233 dollars. En Israël, à
quantité et produits égaux, cela m’aurait coûté deux à trois fois plus."
Moran, Zohar, Itaï, etc., tous l’affirment : c’est le coût de la vie
qui les a décidés à partir. Et ce n’est pas l’étude comparative tout
juste publiée par le quotidien populaire Maariv qui leur donnera tort.
Il faut, en Israël, pour se payer un logement 138 salaires mensuels
moyens contre 65 aux États-Unis, 64 en Grande-Bretagne ou 59 en
Hollande. Quant à la part de l’alimentation dans le revenu moyen, elle
est de 18 % en Israël, contre 9 % en Allemagne ou 10 % en France. Le
tout alors que le salaire moyen israélien - 1 850 euros - est le plus
bas en comparaison des États-Unis, de l’Allemagne, l’Irlande, la France,
l’Espagne ou l’Australie.
Au coeur de la controverse, il y a aussi ce sondage publié dans le
cadre de la série télé : une majorité de parents israéliens, 45 %, se
déclarent prêts à soutenir leurs enfants s’ils décident d’aller vivre à
l’étranger, 33 % affirmant qu’ils ne les encourageraient pas mais ne s’y
opposeraient pas. Seuls deux Israéliens sur dix sont activement contre.
Par ailleurs, 80 % des sondés ne voient pas dans l’émigration un
phénomène illégitime. En écho, l’un des plus grands poètes israéliens,
Nathan Zach, a donné sa bénédiction à ces jeunes Israéliens "qui doivent
aller là où ils peuvent vivre le mieux". C’est la fin d’un tabou. Et,
pour une partie de la classe politique, c’est insupportable.
Dans un post sur sa page Facebook, le ministre des Finances, le
sémillant Yaïr Lapid, n’a pas attendu pour dénoncer les yordim : "Je
n’ai pas de patience pour ceux qui sont prêts à jeter à la poubelle le
seul pays qu’ont les juifs simplement parce que Berlin, c’est
confortable..." Il s’est fait immédiatement "tacler" par des dizaines
d’amis, dont certains lui ont rappelé qu’en son temps il était parti
vivre aux États-Unis pour mener une carrière dans la communication.
D’autres, des émigrants, affirmaient qu’ils rentreraient au pays les
yeux fermés si le gouvernement menait une autre politique économique et
sociale. À la petite phrase de Yaïr Lapid s’est ajoutée celle du
directeur de la loterie nationale, un ancien général, qui les a
qualifiés de traîtres.
Pour Shlomo Avineri, professeur de sciences politiques renommé, cela
prouve une chose : les yordim n’ont pas le moindre sens des
responsabilités citoyennes. D’un côté, ils abandonnent le difficile
débat national israélien ; de l’autre, ils recréent une diaspora, tout
en ne s’impliquant pas dans les affaires du pays où ils s’installent.
Bref, pour monsieur Avineri, les nouveaux expatriés israéliens n’ont
comme horizon que leurs petites aspirations personnelles ! À ces
critiques, les nouveaux émigrants répondent : "Nous reviendrons lorsque
le gouvernement changera de politique économique et sociale." Ambiance.
(28-10-2013 - Danièle Kriegel)
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