« "(...) Les gens ont le droit de savoir comment sont dépensés leurs
impôts, comprimées les dépenses, exécutés les contrats et les projets,
régis et contrôlés les fonds publics. Ils ont le droit de nous demander
de mener un train de vie austère avant que nous leur demandions de se
serrer la ceinture, et le droit d’exiger que les chiffres ne soient pas
un secret d’Etat. Ils ont le droit de voir comment est récompensé le
fonctionnaire diligent et honnête et comment est coupée la main du
voleur quel qu’il soit..." : le discours d’investiture du président
Emile Lahoud (1), d’un ton tout à fait nouveau pour l’époque, fut
mémorable.
Ce mandat, cependant, sera une très grande déception. Du noble
discours d’investiture, presque rien ne sera exécuté. Le président
commence par réserver le poste de directeur général de la présidence de
la République à un général retraité ; puis il répartit entre ses
militaires les dossiers sectoriels, un officier se voyant confier le
dossier de l’éducation, un autre celui de la santé, un troisième celui
de la réforme administrative… En clair : des esprits étriqués et
inexpérimentés sont chargés dans l’ombre de diriger l’Etat, et, se
greffant illégitimement sur la hiérarchie administrative, ils n’hésitent
pas à convoquer les hauts fonctionnaires au palais présidentiel pour
superviser leur travail. Contrairement à l’esprit de l’accord de Taëf,
pour faire avancer un dossier un ministre se trouve contraint de
supplier quelque officier d’en rendre compte au président. Il est
fréquent qu’un général contacte des fonctionnaires par téléphone, donne
ses ordres relatifs à quelque dossier technique, sans même préciser ses
fonctions exactes, puis qu’un autre général fasse de même, en donnant
des ordres qui contredisent ceux du premier. Les fonctionnaires,
perplexes, ne savent plus quels ordres exécuter, ceux du premier
général, ceux du second ou ceux de leur supérieur hiérarchique dans
l’Administration. D’autant qu’ils redoutent de faire les frais des
rivalités et des animosités constantes entre les généraux. Un Bureau des
requêtes, dont la direction est confiée aux militaires, est créé à la
présidence. Il contribue à intimider les fonctionnaires qui rançonnent
les citoyens, et à débloquer certains dossiers figés par la routine
administrative. Avant la fin du mois de septembre 2000, dix mille
soixante requêtes ont déjà été déposées. Mais les plaintes qui sont
adressées n’étant souvent que règlements de comptes, le bureau, y
donnant suite, dysfonctionne aussitôt, se retrouvant en train de punir
les fonctionnaires intègres et de faire la joie des êtres malfaisants. »
(Leila Barakat, Des présidents et de l’exercice des fonctions présidentielles, 2007.)
**
Au début du mandat d’Emile Lahoud, les fonctionnaires et contractuels
contactés pour livrer des informations – j’en faisais partie durant mes
fonctions au ministère de l’Education – se sentirent flattés : cela
supposait qu’on était de quelque importance pour le palais présidentiel,
ou du moins qu’on détenait des informations qui l’étaient. Mais bientôt
on découvrit que l’éventail des personnes contactées était si large
qu’il comprenait jusqu’aux secrétaires, coursiers et garçons de bureau.
Un jour le ministre de l’Education Mohammed Youssef Beydoun demanda à un
planton de lui photocopier des documents, puis, ne voyant pas ses
documents arriver, poussa la porte avec cette impulsivité qui le
caractérisait, pour aller lui-même secouer l’indolent. Nous le suivîmes,
secrétaire, assistants, gardes du corps, et moi-même – et restâmes tous
bouche bée en trouvant le planton en train de ranger soigneusement en
deux tas les documents photocopiés… « Pourquoi deux copies ?! Personne
ne vous l’a demandé ! » hurla le ministre qui avait le sang chaud. Pris
en flagrant délit, l’accusé, un sexagénaire proche de la retraite, ne
put prononcer un seul mot, comme si rien de pire ne pouvait lui arriver,
et resta pétrifié. Toujours prompt à saisir au vol les ressorts d’une
situation, le ministre conclut d’une voix véhémente : « Tu travailles
pour "eux", n’est-ce pas ? Ce sont eux qui te l’ont demandé ! » Sans
nier, le planton ne cessait de trembler, le regard à terre, les sourcils
froncés, écrasé par la rage du ministre, réalisant soudain la position
déshonorante à laquelle il s’était abaissé.
Oui, rien ne « leur » échappait… un matin un de ces hauts officiers
m’appela et me signifia son irritation, sur le ton de ceux qui aiment à
jouir de leur pouvoir, parce qu’il avait des réserves d’ordre «
technique » au sujet d’une lettre qu’on venait d’envoyer, lettre
relative à l’Université libanaise – l’école militaire lui avait-elle
laissé tant d’heures de loisir qu’il s’était jadis spécialisé en
contrôle qualité et indicateurs de performance de l’enseignement
supérieur ? Encore qu’il ne s’agissait pas du plus insolite : son appel
intervenait alors que le porteur de la lettre n’était pas parti depuis
plus d’une demi-heure ! Le courrier ministériel était donc intercepté
avant d’arriver… nulle part ! Une vigilance hors pair qui n’a jamais
servi la lutte anti-corruption, laquelle n’était devenue qu’un prétexte à
toujours plus d’ingérence dans les affaires de l’Etat.
Face à cette intrusion à la fois nocive et source de désordre, la peur
gagna les fonctionnaires du ministère de l’Education, jusqu’à perturber
leur quotidien. Collaborer avec les officiers du palais présidentiel,
des personnages qu’ils n’avaient jamais vus auparavant, c’était
finalement les pousser à pratiquer ce qu’ils n’avaient jamais fait
jusque-là : l’espionnage. Et les officiers qui le leur demandaient
étaient loin d’être des défenseurs de la démocratie : ceux qui
hésitaient à exécuter leurs ordres étaient étiquetés indociles. Or… gare
aux indociles ! Corrompus ou non, et ils l’étaient fréquemment, ceux-ci
allaient faire l’objet de lettres anonymes signées « un citoyen honnête
». Ces lettres fabriquées par les renseignements ou leurs sbires
servaient souvent de prétexte pour déclencher des investigations,
procéder à des diffamations, voire prendre des mesures arbitraires –
avec ou sans preuve. Le châtiment des fonctionnaires de première
catégorie était autrement plus grave : ils allaient être mis en
disponibilité. Un directeur général y a laissé sa vie.
A ceux qu’ils réussissaient à écarter, nos « manipulateurs »
substituaient implacablement leurs hommes de main, informateurs d’abord,
c’était un pré-requis indispensable, puis, éventuellement, compétents
dans leurs fonctions – mais ceci était facultatif.
Si les lettres signées « un citoyen honnête » frappaient semaine après
semaine des administratifs loyaux à la fonction publique, elles
évitaient soigneusement ceux qui acceptaient de collaborer, quel que
soit leur degré de probité. Si bien qu’officiers et fonctionnaires à
leur solde reconvertis en informateurs, formèrent bientôt un même bloc
indistinct, respirant l’intelligence du palais et la basse culture qui
s’en dégage. Par la frayeur qu’elles causaient à ceux qui en étaient
l’objet, ces lettres faisaient l’effet d’une dénonciation de la Gestapo
sous le régime nazi : pour leurs victimes, conscientes que quelqu’un
voulait leur nuire, la vie se resserrait dans l’attente du couperet,
sans qu’elles parviennent jamais à démasquer les tortionnaires anonymes.
Je fus l’objet d’une de ces lettres.C’est le ministre Beydoun qui me la
tendit d’une main nonchalante. On y énumérait une ribambelle de mes
innombrables défauts… sans la moindre allusion à la corruption ! Mais,
plus important, on sommait le ministre de me faire remplacer, sur un ton
qui ne souffrait pas la contradiction.
Le ministre se contenta d’un constat laconique prononcé d’une voix
désintéressée : « C’est parce que tu ne collabores pas avec eux », et il
ne daigna même pas faire une copie de la lettre. Détail à méditer, je
ne détestais personne, ni au ministère de l’Education, ni parmi les
officiers de la présidence et leurs sbires. Est-ce une loi de la nature
humaine ? Que les individus s’agrègent au point de former une horde
redoutable, meurtrière, mais qu’ils soient toujours récupérables
individuellement. D’une manière générale, je n’ai jamais répondu à la
haine par la haine, et dans un effort d’objectivité, j’admettrais qu’au
milieu des calomnies mes adversaires ont aussi attiré mon attention sur
certaines de mes imperfections.
Quand on possède une plume et un vécu, les conjuguer est un impératif,
et le récit devient un dû à l’histoire. D’autant que les faits relatés
ici appartiennent au champ de la vérité. Or toute vérité a vocation à
être porteuse de leçons. Et la leçon est la suivante : la lutte
anti-corruption, si elle est entreprise de travers, est aussi nocive que
la corruption elle-même.
Mohammed Youssef Beydoun, un de nos ministres incorruptibles,
aujourd’hui âgé de quatre-vingt-cinq ans, n’avait rien à voir avec ses
homologues actuels : il examinait chaque formalité qu’on lui demandait
de signer, et, grâce à un sens commercial qui le dotait d’une solide
connaissance de la valeur des choses, il flairait les malversations et
les factures gonflées, et y réagissait avec une telle violence verbale
qu’il s’ensuivait une humiliation publique du coupable. Ce redresseur de
torts convoquait le voleur et l’accusait les yeux dans les yeux, puis
il s’en prenait à ses supérieurs, auxquels il reprochait leur connivence
ou leur négligence selon les cas, avant de saisir le téléphone pour
inciter les organismes de contrôle à venir enquêter. Ces scènes
marquantes faisaient comprendre à l’Administration que la corruption
était un grave dysfonctionnement et non une bévue, et le coupable en
ressortait si humilié qu’il laissait parfois ses larmes couler en
public. Oui, j’ai vu de hauts fonctionnaires pleurer devant Beydoun, et
il était profondément haï pour cela. Il était haï pour ce qui est en
fait une vertu publique : la volonté sans failles de lutter contre la
corruption.
Je n’ai plus rencontré depuis une telle véhémence, je n’ai plus entendu
de tels cris. Ils bourdonnent encore à mes oreilles, mais avec
l’escalade de la gabegie et des malversations de l’Administration, ils
m’ont bien souvent manqué.
Et où allèrent trouver protection les fonctionnaires fautifs, toutes
catégories confondues ? Chez les officiers présidentiels ! Exaspéré au
plus haut point par la tournure que prenaient les choses dans un régime
qui avait fait de la lutte anti-corruption son fer de lance, Beydoun
finit par demander audience au président Lahoud pour lui faire part de
la conduite de ses collaborateurs. Quelques jours plus tard un haut
officier pénétrait dans l’immeuble Starco au centre-ville où était logé
le bureau du ministre. La plainte était arrivée à « leurs » oreilles.
Les hauts officiers de la présidence avaient tous une même manière de
pénétrer dans une administration, la mine grise, le pas feutré, épiant
le moindre geste, et ils possédaient il est vrai une certaine prestance
qui mettait les fonctionnaires et officiels au garde-à-vous, le souffle
court, essayant craintivement de capter un regard pour saluer, toujours
très bas, et faire des courbettes.
On prévoyait une confrontation terrible. Le ministre corpulent semblait
un éléphant en fureur, et le militaire un boa, ce serpent carnassier,
silencieux, qui avant d’avaler sa proie, l’étouffe dans ses anneaux. Les
colères ne se ressemblaient pas : celle de Beydoun était éruptive et
franche, celle de son visiteur, rentrée et mesquine.
Comme il se doit quand des hommes publics se rencontrent, la
conversation roula d’abord sur la situation politique. L’entourage du
ministre, rongé par la curiosité, essayait d’écouter aux portes ; les
plus hardis se faufilèrent dans le long salon, faisant mine de
s’affairer à ranger des dossiers dans les rayons des bibliothèques qui
divisaient la pièce. Le militaire, cherchant à rentrer dans les grâces
du ministre légitime, s’enquit du motif de sa plainte sur un ton qui se
voulait conciliant. Sans se départir une seconde de son humeur
irascible, Beydoun répondit en commençant par énumérer les attributions
du ministre depuis Taëf, seul responsable de son ministère. « Vos
ingérences remuent de fond en comble l’Administration, transformant les
fonctionnaires en informateurs ! » vociféra-t-il ensuite avec des éclats
de voix si violents qu’ils semblaient prêts à briser les vitres de cet
immeuble en verre qu’est Starco. « Pire, maintenant que les directeurs
généraux se sentent bénéficier de votre "protection", ils agissent comme
s’ils n’étaient plus obligés de respecter leur hiérarchie
administrative, c’est-à-dire moi, leur ministre ! » L’étage entier
entendait le discours furieux de l’éléphant, entrecoupé de ses
barrissements, mais discernait à peine les réponses du boa.
Le ministre agita sa masse pesante sur son fauteuil, mit un pied sur
l’autre, puis lança son dernier rugissement en pointant du doigt sa
chaussure noire qui enserrait son pied énorme :
« Et celui qui va outrepasser le ministre, ici, je vais lui briser le crâne avec cette chaussure !! »
Note:
(1) Président de la République libanaise du 24 Novembre 1998 au 23 Novembre 2007.
(Leila Barakat )
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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