Promis, juré, acté : Ennahda sépare la politique de la prédication pour
devenir un parti normal. Lors de son congrès national, l'ADN du plus
ancien parti islamiste tunisien a été modifié. Révolutionné en présence
du président de la République, Béji Caïd Essebsi (BCE), qui néanmoins «
en prend acte mais demande à voir ». Quinze jours après, BCE actait
l'échec du gouvernement issu des urnes de 2014 et en appelait à une «
union nationale ». Union qui nécessite l'accord de celui que l'on
surnomme le Cheikh (« le sage »). Rendez-vous est pris un jeudi matin,
dixième jour de ramadan, avec ce personnage atypique. Le thermomètre
tutoie les 33 °C. Une maison sans afféterie nichée dans une cité
résidentielle en banlieue de Tunis. Présence policière discrète mais
réelle. Dans un salon lourdement chargé en bibelots, les rideaux
hermétiquement tirés, l'homme reçoit à domicile. Le voici, aimable,
presque patelin, qui salue d'un « welcome » son interlocuteur. Son
habituel costume bleu repose sur une sage chemise blanche. Il prend
place à l'extrême droite du canapé. Sa place habituelle. La jeune
députée Sayida Ounissi lui servira de traductrice. Cette élue des
Tunisiens de France incarne la relève du parti. On lui demandait ce
qu'elle voulait faire à l'âge de cinq ans, elle répondit : « Président
d'Ennahda, car, pour moi, c'etait le job le plus cool. » Celui qu'on
surnomme le Cheikh parle l'anglais et le français couramment. Mais il
répondra en arabe. Tout en corrigeant occasionnellement sa traductrice.
Ses gestes confinent à l'épure. Ses propos également.
- Qui êtes-vous ?
- Un musulman démocrate. Un citoyen dans une société humaine.
- Codirigez-vous le pays avec le président Essebsi ?
- C'est très exagéré.
- Quelle est votre identité économique ?
- Garantir la liberté et la justice sociale.
Pour quelqu'un que les élites qualifiaient de « terroriste » il y a peu,
difficile de faire plus consensuel. Il se revendique d'un modèle «
social-libéral », cite « les pays scandinaves » comme exemple tout en
vantant la création d'un « modèle made in Tunisia ». Aux difficultés de
trésorerie du pays, il répond mécaniquement ce que le gouvernement et le
patronat martèlent : réhabiliter la valeur travail. Aligne la nécessité
de débloquer la situation « dans les mines » qui ont fait perdre 4,5
milliards au Groupe chimique tunisien. D'améliorer la collecte de
l'impôt, de lutter contre l'économie informelle « qui représente la
moitié de l'économie nationale », de mettre en place une économie du
numérique, de développer l'énergie solaire, les usines de dessalement,
de mettre en place une économie de la connaissance… Fort bien. Mais pour
les détails, la mise en musique, Rached Ghannouchi demeure vague, flou.
Il est favorable « au gaz de schiste qui permettrait de faire rentrer
cinq milliards dans les caisses de l'État ». Et d'ajouter : « Nous
sommes dans la situation de celui qui est assis sur un trésor mais qui
tend la main. » Il reconnaît que les « gouvernements qui se sont succédé
depuis la révolution n'ont pas lutté efficacement contre la corruption
». La chute du dinar ? « Il faut changer la politique de change,
permettre aux Tunisiens d'ouvrir des comptes en devises. »
L'administration ? « Ses procédures ne correspondent pas à la réalité et
dissuadent l'investissement. » Sur ce sujet, il la juge comme « un
obstacle majeur, avec un état d'esprit très conservateur ». Au passage,
il note dans un sourire qu'elle « a été formée par les Français » du
temps du protectorat.
C'est en filigrane que se nichent des accès de vérité. Lorsqu'il
qualifie Nidaa Tounes, le parti de BCE, de « laïque » avant de se
reprendre. Lorsqu'il dit aller à Paris pour « montrer que l'islam n'est
pas un obstacle au développement ». Lorsqu'il dit que « la révolution a
un coût » pour expliquer la crise économique sans citer le bilan de la
dictature Ben Ali. Lorsqu'il affirme que « la politique divise mais la
religion rassemble ».
Pour la première fois, il sera reçu par un membre du gouvernement
français. Le ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault lui
consacre une heure de son emploi du temps. Un premier pas vers la
normalisation entre islamistes tunisiens et la gauche gouvernementale
tricolore ? En 2011, Alain Juppé occupait le Quai d'Orsay lors de la
victoire d'Ennahda à l'élection constituante. Après trois semaines
d'hésitations et de tâtonnements diplomatiques, il souleva son téléphone
pour les féliciter. Sous la présidence Hollande, les rapports
demeurèrent distants. Cette première visite privée mais officielle
intervient dans un contexte politique tumultueux en Tunisie. Il se
rendra également au Medef. Depuis le 2 juin, on attend la fumée blanche
qui annoncera le nom du sixième chef de gouvernement que la démocratie
tunisienne aura connu en cinq ans. Rached Ghannouchi demeure vague sur
l'issue des négociations entre lui et le crocodile de Carthage. « Le
référentiel politique demeure celui des élections législatives de 2014
», dit-il, afin de montrer que son parti est respectueux du vote des
Tunisiens. Ainsi le gouvernement sera dirigé par un membre de Nidaa
Tounes, le parti arrivé en tête avec 86 députés. Parti qui n'en compte
désormais que 61, les autres ayant claqué la porte après une succession
de coups de force. Hafedh Caïd Essebsi, fils du président, codirige
Nidaa Tounes. Une équation dont Ghannouchi est partie prenante. Chaque
semaine, il se rend au palais présidentiel pour échanger avec le chef de
l'État. Rien de ce qui se passe dans les coulisses ne lui échappe. BCE
estimait durant la campagne que « choisir Ennahda, c'était choisir le
Moyen-Âge ». La tactique a pris le pas sur les propos de meetings. Quand
à l'avenir proche du pays, le septuagénaire déplore « le manque
d'espoir » de ses concitoyens, plaide pour « un nouveau contrat social »
tout en déplorant « l'explosion des demandes de droits sans tenir
compte des devoirs ». « Le futur Premier ministre devra savoir
communiquer avec les Tunisiens. » Décidément, on ne peut pas faire plus
sage que le Cheikh. Un hiérarque du parti, vaguement ironique, décrypte :
« Nous ne sommes pas modernes, nous utilisons la modernité. » Nuance.
(23-06-2016 - Benoît Delmas)
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