L'image de la résistance héroïque des Kurdes à l'État islamique en a
pris un coup. Lundi 12 octobre, Amnesty International, champion des
droits de l'homme, les a accusés de "crimes de guerre" dans un rapport
sur les "déplacements forcés et les démolitions au nord de la Syrie".
L'enquête de l'ONG a provoqué une levée de boucliers chez les soutiens
du Rojava, autre nom du Kurdistan syrien. Dans une interview, Sipan
Hemo, commandant en chef des Unités de protection du peuple (Yekîneyên
Parastina Gel, YPG), dénonce des "rumeurs" propagées au moment où la
coalition occidentale privilégie la nouvelle coalition de rebelles
formée autour des Kurdes, les Forces démocratiques syriennes (FDS). Et
d'inviter d'autres institutions indépendantes à venir enquêter sur le
terrain.
L'accusation : pas de morts, mais des destructions et des expulsions
Quels sont les faits dénoncés par le rapport ? Durant l'année 2015, les
Kurdes ont fait reculer l'État islamique après avoir brisé le siège de
Kobane. D'après Amnesty, ils ont rasé plusieurs villages et expulsé leur
population, sans justification militaire ou de sécurité. Plus de 90 %
des maisons du village d'Husseiniya, près de Tel Hamees, à la frontière
avec l'Irak, auraient ainsi été détruites. Dans d'autres cas, les
habitants auraient été chassés, sans destruction systématique. Au sud de
Suluk, à Safwan, des familles auraient même été menacées, si elles
refusaient de partir, d'être visées par des frappes de la coalition, sur
dénonciation des YPG : "Ils nous ont dit que nous devions partir ou
qu'ils diraient à la coalition des États-Unis que nous étions des
terroristes et que leurs avions nous frapperaient ainsi que nos
familles", a raconté un réfugié aux enquêteurs de l'ONG.
Selon Amnesty, ces destructions et expulsions seraient des punitions
collectives contre des populations soupçonnées d'avoir collaboré avec
l'État islamique. "Quand bien même il y aurait eu une base ennemie, cela
ne justifie en aucun cas la destruction d'une ville entière", explique
au Point l'auteur du rapport, Lama Fakih.
"Plusieurs milliers de personnes ont été expulsées", assure Nina Walsh,
coordonnatrice chez Amnesty. Comme l'attestent des photos rassemblées
par l'ONG, deux villages ont été quasi intégralement rasés : Husseiniya
(ouest de Tel Hamees, plus de 200 maisons) et Asaylem (qud de Suluk,
plus de 100 maisons). La conclusion de l'enquête est sans appel :
"Amnesty international considère que ces cas de déplacement forcé
constituent des crimes de guerre."
Pas de nettoyage ethnique
Il ne s'agit pas pour autant de nettoyage ethnique, selon Amnesty qui
réfute clairement les accusations qui avaient été lancées en juin 2015.
"Des Arabes et des Turkmènes continuent de vivre dans la région",
précise Lama Fakih. En outre, des familles kurdes de Suluk ont aussi été
expulsées. D'après les YPG, 30 % de leurs troupes seraient arabes.
Avec l'accord des autorités kurdes, les enquêteurs d'Amnesty se sont
rendus sur place. Ils ont pu constater les destructions dans les
principaux villages concernés (en particulier Asaylem et Husseiniya). En
ce qui concerne ce dernier village, des images satellite confirment les
destructions.
Mais les accusations d'Amnesty reposent avant tout sur des témoignages.
L'organisation a rencontré 37 expulsés, qui nient toute complicité avec
l'État islamique et réfutent les raisons de sécurité (explosifs et
combats dans les villages évacués) invoquées par les Kurdes. Sur ces
deux points cruciaux, c'est donc parole contre parole.
Les Kurdes démentent
Les forces kurdes admettent des expulsions et des destructions, mais
"des cas particuliers, très limités", et non des punitions collectives
frappant des villages entiers. Interrogés par l'ONG, les services de
renseignements kurdes, les Asayish, ont reconnu que "seulement 25
familles avaient été forcées à quitter le Rojava", en raison de liens
avec l'État islamique. Le commandant en chef des YPG, Sipan Hemo, a
admis des destructions "dans 4 ou 5 villages tout au plus", liées aux
opérations militaires. Dans son interview, il minimise l'ampleur du
problème en rappelant que les YPG ont libéré plus de 1 500 villages en
2015. Et d'appeler la communauté internationale et les États-Unis à ne
pas prendre au sérieux le rapport d'Amnesty.
Peut-on parler de crimes de guerre ?
D'un point de vue strictement juridique, le déplacement forcé et la
destruction de villages sans nécessité militaire sont effectivement des
"crimes de guerre", selon l'article 8 du Statut de Rome de la Cour
pénale internationale (CPI), qui fait référence sur le sujet. Mais pour
Me Gilles Devers, conseil auprès de la CPI, "invoquer le statut de Rome
est simplificateur. Il n'a de toute manière été ratifié ni par la Syrie,
ni par les Kurdes." Le spécialiste s'étonne : "C'est plus que léger
pour lancer des accusations aussi graves. C'est à peine un rapport
préparatoire à un travail d'analyse qui alors pourrait peut-être
permettre des accusations…" Et de rappeler : "La présomption d'innocence
existe en droit international. Ce n'est pas à une ONG de qualifier
juridiquement."
Dans son rapport, Amnesty fait l'impasse sur le contexte régional, entre
massacres commis par Bashar, l'État islamique, et la répression
sanglante des Kurdes par la Turquie. "On a le sentiment que les Kurdes
se sont fait piéger", conclut Gilles Devers. "Le timing est étonnant",
convient-on au sein même d'Amnesty. "Mais il faut parler des violations
des droits humains commises par les Kurdes, même s'ils sont victimes
ailleurs", défend l'organisation.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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