Du magasin de Nidal il ne subsiste plus qu’un rideau en fer baissé et
une porte cadenassée. Ces garde-fous métallisés dissimulent une
devanture brisée, des étals recouverts de suie et des mannequins
calcinés. Il y a un mois et demi, des individus ont incendié, en pleine
nuit, sa boutique de vêtements du quartier de Zahryeh, proche des vieux
souks de Tripoli. "Les radicaux sunnites ne veulent plus des Alaouites
ici", résume, fataliste, le commerçant, dont le magasin familial était
implanté depuis cinquante ans dans la deuxième plus grande ville du
Liban. L’attaque a en effet une teneur sectaire : Nidal appartient à la
communauté alaouite, secte hétérodoxe rattachée à l’islam chiite.
Depuis deux mois, les attaques visant cette minorité qui comprend
environ 100 000 personnes au Liban se sont multipliées à Tripoli. Ce
phénomène n’est pas totalement nouveau : l’assassinat du leader sunnite
Rafic Hariri en 2005, puis le conflit syrien, qui a éclaté en 2011, ont
considérablement exacerbé les tensions entre une partie des sunnites et
les Alaouites de Tripoli. Les premiers supportent en grande majorité
l’opposition au régime syrien, les seconds soutiennent pour beaucoup le
président syrien Bachar el-Assad, lui-même alaouite.
Représailles
Si, depuis un an, les Alaouites de Tripoli sont de plus en plus souvent
la cible d’agressions, jamais elles n’avaient été si violentes.
"Maintenant, il suffit qu’on sache que vous êtes alaouite pour qu’on
vous tire dessus dans la rue", explique Nidal, qui a déménagé à
contrecoeur son magasin à Amioun, à 18 kilomètres de Tripoli. "Les
agresseurs ne viennent pas de Zahryeh, mais d’autres quartiers plus
conservateurs et populaires, comme Bab Tebbaneh." Les combattants de ce
quartier pauvre à majorité sunnite affrontent de plus en plus souvent et
violemment leurs ennemis de Jabal Mohsen, localité voisine où habitent
la majorité des Alaouites de Tripoli.
Cette intensification des violences contre les civils alaouites prend sa
source dans l’attentat qui a touché deux mosquées sunnites de Tripoli
en août. Fin octobre, Ali Eid, leader des Alaouites libanais, a été
convoqué par les autorités. L’ancien député et actuel secrétaire général
du Parti arabe démocratique (PAD), pro-régime syrien, est soupçonné
d’avoir facilité la fuite en Syrie du principal suspect des explosions.
Un blessé tous les trois jours
Depuis, la traque aux Alaouites est décomplexée. Le 2 novembre, un bus
transportant des travailleurs de Jabal Mohsen a été arrêté à Bab
Tebbaneh par des hommes armés. Ces derniers ont ouvert le feu sur les
passagers, dont neuf ont été blessés. Les attaques se sont ensuite
succédé. Un Comité militaire des proches des martyrs des explosions à
Tripoli a même été créé, revendiquant plusieurs attaques, dont celle de
quatre employés de la municipalité à qui on a tiré dans les jambes.
À onze kilomètres de Tripoli, l’hôpital Saydeh est aux premières loges
pour constater l’augmentation des attaques à l’encontre des Alaouites.
L’établissement, situé dans la ville chrétienne tranquille de Zgharta,
soigne toutes leurs victimes. "Il n’est pas possible pour elles d’être
accueillies dans un hôpital de Tripoli, car elles se feraient
immédiatement repérer et attaquer", justifie Oussama Lébiane, directeur
financier de l’établissement. "On reçoit un Alaouite environ tous les
trois jours, attaqué au couteau ou par tir."
Face à cette menace constante, de plus en plus d’habitants de Jabal
Mohsen, quand ils en ont les moyens, quittent Tripoli. Amioun, Zgharta,
Majlaya..., direction les villes chrétiennes adjacentes à la grande
ville. La famille d’Ali*, élève de terminale, a emménagé début décembre
dans un appartement douillet de Majlaya. "On ne pouvait plus rien faire
sans risquer de se faire attaquer : je restais à Jabal Mohsen tout le
temps, jamais je ne sortais du quartier", témoigne le jeune homme. Son
père, employé d’une banque établie dans un quartier sunnite de la ville,
n’est pas allé travailler depuis deux mois. "C’est trop dangereux",
regrette-t-il. "J’essaye à présent d’obtenir ma mutation." Cette guerre
sectaire le désole : "Avant, on vivait en paix avec toutes les
communautés", assure-t-il. "Même à présent, nous n’avons des problèmes
qu’avec une minorité de sunnites radicaux, nous avons toujours des amis
sunnites à Bab Tebbaneh qui eux-mêmes ont des soucis avec les
salafistes."
"Tant que Bachar el-Assad est au pouvoir"
À Majlaya, un débit de boissons fait face à une succession de boutiques
tenues par des Alaouites récemment établis dans la ville. Son tenancier,
pour qui leur arrivée ne présente pas d’inconvénient, tempère :
"Pendant l’occupation syrienne du Liban (1976-2005), les Alaouites
libanais ont été protégés et avantagés par le régime syrien et beaucoup
se sont très mal comportés envers le reste des Libanais." Selon lui, la
minorité paye aujourd’hui ses erreurs du passé.
Effrayés par ces agressions et l’islamisation radicale d’une partie de
Tripoli, les Alaouites se rangent plus que jamais derrière Rifaat Eid,
leader du Parti arabe démocratique (PAD). "Il n’y a que lui qui nous
soutient", explique un Alaouite installé à Majlaya. Le soutien des
Alaouites au régime syrien découle en partie de ce sentiment d’être
abandonné par les politiciens libanais. "Jusqu’à présent, le
gouvernement n’a pas cherché à endiguer les attaques", dénonce Hafez
Dib, commerçant alaouite ayant déménagé à Majlaya. "Tant que Bachar
el-Assad est au pouvoir, on n’a pas trop de soucis à se faire, mais,
sans son soutien, on est une minorité et on ne sait pas ce qu’il
adviendra de nous."
Malgré le sentiment des Alaouites de Tripoli d’être "libanais", certains
pensent à quitter le pays. Un habitant de Jabal Mohsen travaillant à
Zgharta tente d’économiser pour déménager. "Quand j’aurai assez
d’argent, je pense m’installer à Tartous, en Syrie." Drôle de paradoxe :
malgré la guerre qui déchire ce pays voisin, la ville, située sur la
côte, fief des Alaouites syriens, offre à ses yeux plus de sécurité
qu’un Liban déchiré par des tensions sectaires chaque jour plus
violentes.
(19-12-2013 - Marie Kostrz )
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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