C’est le symbole d’une révolution qui déraille. Alors que
l’ex-président déchu Hosni Moubarak demeure en liberté conditionnelle
depuis août dernier, son successeur à la tête de l’État, l’islamiste
Mohamed Morsi, risque, lui, la peine de mort. L’ancien président
islamiste élu, renversé par l’armée en juillet et depuis détenu dans un
lieu tenu secret, est désormais accusé d’espionnage par la justice
égyptienne. À en croire le procureur, il s’agit même de "la plus grande
conspiration de l’histoire de l’Égypte".
Une accusation de plus pour le Frère musulman, dont l’organisation a
sombré en un temps record du sommet aux abîmes de l’État. Depuis le
"coup de force populaire" du 30 juin dernier, l’organisation islamiste a
vu plus d’un millier de ses partisans abattus, pendant que ses
responsables étaient arrêtés un à un, sur des accusations d’incitation
au meurtre. Les faits remontent au 5 décembre 2012. À l’époque, la
décision de Mohamed Morsi d’élargir ses pouvoirs, à la faveur d’un
décret présidentiel le plaçant au-dessus de la justice, provoque la
colère des opposants laïques et de gauche.
Évasion
Des dizaines de milliers d’entre eux encerclent le palais présidentiel,
exigeant l’annulation de la décision. En réponse, les Frères musulmans
appellent leurs partisans à déloger par la force les contestataires. De
graves heurts éclatent. Sept personnes périssent. "Mohamed Morsi n’avait
pas confiance en la police, dont il redoutait qu’elle le lâche, ce
qu’elle a fait six mois plus tard", explique Stéphane Lacroix*,
professeur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA).
"Mais il est clair que les Frères musulmans ont appelé leurs membres en
sachant qu’il y aurait des affrontements."
Or, cette fois-ci, les faits reprochés à Mohamed Morsi sont encore plus
graves : ils touchent à la sécurité de l’État. L’ex-président est tout
bonnement accusé d’avoir bénéficié de la complicité d’organisations
terroristes - le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais - dans son
évasion, début 2011, de la prison de Wadi Natroun (nord-ouest du Caire),
où il était détenu, en compagnie d’une trentaine d’autres membres des
Frères musulmans. À l’époque, l’opération avait été présentée comme une
intervention des habitants de la région, qui avaient profité du chaos de
la révolution pour libérer leurs proches, laissant s’échapper les
islamistes.
CIA et Israël
Si le déroulé exact des événements reste inconnu, la justice est
convaincue que l’évasion est le fruit d’un complot. L’acte d’accusation
explique très sérieusement que les Frères musulmans ont fomenté avec le
Hamas, le Hezbollah, la CIA et même Israël la révolution du 25 janvier
2011, qui a abouti à la chute du président Hosni Moubarak. "C’est une
tentative très claire de discréditer la révolution du 25 janvier",
estime Stéphane Lacroix. "On assiste à une sorte de révisionnisme de la
part du nouveau régime, qui tente de propulser le mouvement du 30 juin
au rang de véritable révolution".
Le 30 juin dernier, des millions d’Égyptiens, furieux de la dérive
autoritaire du pouvoir et de la situation économique catastrophique,
défilent dans la rue pour réclamer le départ de Mohamed Morsi.
Problème : s’ils sont une majorité dans le pays à réclamer la tête du
président islamiste, ils n’obtiennent sa destitution que grâce à
l’intervention de l’armée du général Abdel Fattah al-Sissi. Nouvel homme
fort du pays, celui-ci prend depuis un malin plaisir à présenter les
Frères musulmans comme une "internationale terroriste" gouvernant pour
ses seuls membres et trahissant de fait les intérêts de la nation.
Tunnels inondés
Pourtant, le chercheur Jean-François Legrain l’assure, "la gouvernance
de Mohamed Morsi a été conforme aux intérêts de l’Égypte". Certes, "en
tant que Frère musulman, il a bénéficié du soutien du Qatar et cultivé
des liens avec l’organisation islamiste dans d’autres pays, mais
davantage parce que la confrérie était au pouvoir à Gaza (avec le Hamas,
NDLR) ou en Tunisie (avec le parti Ennahda)", souligne le spécialiste
du Hamas au CNRS-Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde
arabe et musulman). "Mais la politique qu’il a menée vis-à-vis de Gaza a
été à peine différente de celle de l’ère Moubarak."
En effet, si les Palestiniens ont pu davantage traverser le point de
passage de Rafah vers l’Égypte, le blocus de Gaza n’a, lui, pas été
touché. Des tunnels de contrebande entre l’Égypte et l’enclave
palestinienne ont même été inondés sous Mohamed Morsi. En vertu du
cessez-le-feu qu’il a négocié en novembre 2012 entre le Hamas et Israël,
afin de mettre un terme à l’opération Pilier de défense, l’ex-président
égyptien a même interdit la contrebande d’armes en direction du
territoire palestinien.
Haute trahison
Mais la justice égyptienne n’en démord pas et accuse même l’ex-président
de la plus haute des trahisons : avoir divulgué des informations
classées secret-défense à un pays étranger, la République islamique
d’Iran. Après 33 années de rupture diplomatique, les deux pays ont en
effet affiché une volonté de rapprochement après l’élection de Mohamed
Morsi. Mais leurs relations se sont ensuite à nouveau dégradées,
notamment en raison de l’implication des chiites iraniens aux côtés du
régime syrien alaouite (secte issue du chiisme).
En tant qu’islamiste sunnite, donc proche de la rébellion anti-Bachar
el-Assad, Mohamed Morsi ne pouvait rester indifférent au conflit en
cours en Syrie. En juin dernier, deux semaines avant d’être renversé du
pouvoir, le président islamiste est allé jusqu’à rompre ses relations
diplomatiques avec Damas et soutenir l’appel au djihad en Syrie. "La
guerre en Syrie a rapidement renforcé la méfiance des Frères musulmans à
l’encontre de l’Iran", explique Stéphane Lacroix. "De fait, les
contacts entre Frères et Iraniens n’ont pas porté leurs fruits, rendant
improbable l’hypothèse d’un échange de renseignements entre les deux
parties."
Le spécialiste de l’Égypte voit donc dans cette accusation un "acte
politique". "La justice joue sur le fait que l’Iran a toujours eu une
mauvaise image en Égypte, et se sert de ce repoussoir pour discréditer
les Frères musulmans." Le calendrier choisi ne trompe personne. En
janvier prochain est organisé dans le pays un référendum sur une
nouvelle constitution, renforçant le poids de l’armée dans la vie
politique. Et le gouvernement de transition, mis sur pied par les
militaires à la chute de Morsi, a besoin d’un "oui" clair et massif pour
prouver sa légitimité démocratique. Et effacer définitivement les
accusations de Coup d’État.
(20-12-2013 - Armin Arefi)
(*) Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires
internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d’études et
de recherches internationales (Ceri).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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