(Bassma Kodmani, ex-membre fondatrice du Conseil national syrien, en juillet 2012 à New York. © Richard Drew)
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Le monde entier a salué l’accord américano-russe de Genève sur le
désarmement de l’arsenal chimique de Bachar el-Assad, à une exception
près : l’opposition syrienne. En effet, la Coalition nationale syrienne
(principale instance représentative de l’opposition, NDLR), qui voyait
dans les frappes occidentales une occasion inespérée de renverser le
cours du conflit en sa faveur, paraît aujourd’hui d’autant plus
fragilisée par le spectaculaire rétropédalage occidental. Ce n’est donc
pas un hasard si le chef militaire de la Coalition, le général Sélim
Idriss, a rejeté l’initiative de Genève, jurant qu’il continuerait à se
"battre jusqu’à la chute du régime".
Membre fondatrice du Conseil national syrien, première instance
représentant l’opposition syrienne à l’étranger, avant de démissionner
en août 2012, la politologue syrienne Bassma Kodmani, directrice de
l’Initiative arabe de réforme, explique pourquoi l’accord de Genève
risque à terme de condamner la Syrie au démembrement.
L’opposition syrienne est-elle la principale perdante de l’accord russo-américain ?
Je pense qu’il existe une très grande inquiétude quant aux perspectives
d’un processus de désarmement chimique qui s’enliserait et qui n’aurait
pas de date limite claire. Car le calendrier qui serait de neuf mois
paraît totalement effrayant. Pour l’opposition, ce sont neuf mois
d’aggravation de la situation sur le terrain. Sans compter que les
engagements prévus par l’accord demeurent extrêmement vagues sur ce
qu’il adviendrait par la suite, à supposer que les Russes soient fermes.
Or, nous n’avons aujourd’hui aucune garantie quant à la volonté réelle
de Moscou de coopérer pour traiter la problématique politique et même
humanitaire. Ce qui intéresse l’opposition, ce n’est pas tant la
capacité de la communauté internationale à réaliser avec succès le
désarmement chimique, c’est surtout que celle-ci impose un arrêt de
l’utilisation de l’aviation, des missiles, bref de tout l’armement lourd
qui est à l’origine de 95 % des destructions et des morts.
Comment expliquez-vous cette focalisation des Occidentaux sur
la question du chimique, alors que les bombardements conventionnels se
poursuivent ?
Il existe chez les Syriens une grande crainte quant à un désintérêt des
diplomates occidentaux pour l’aspect politique, puisque leur attention
serait maintenant uniquement concentrée sur l’aboutissement du processus
de contrôle des armes neurotoxiques. Je pense que cette focalisation
sur le chimique est motivée par une recherche désespérée d’un terrain de
coopération avec la Russie. Et j’ai bien peur que cette coopération
soit devenue plus importante que la question syrienne. C’est en tout cas
devenu la priorité du président Obama, qui est d’ailleurs très heureux
aujourd’hui de voir Moscou lui sauver la face en se contentant d’une
collaboration limitée au dossier chimique. Il est incontestable qu’il
vit la crise syrienne comme une source d’irritation et non comme une
question vitale. Ce n’est pas le cas de la France, qui comprend la
gravité de cette crise et ses conséquences pour la région et pour
l’Europe.
Justement, en France, l’opinion publique reste
majoritairement opposée à toute intervention en Syrie. En quoi cette
crise pourrait-elle être dangereuse pour le Vieux Continent ?
Nous avons affaire à un régime dangereux, et tout ce qui se produit dans
la région a des répercussions directes pour l’Europe. La crise a
provoqué un afflux sans précédent de réfugiés dans les pays voisins,
mais aussi vers l’Europe. Ensuite, il ne faut pas oublier que la France
détient des sources d’énergie vitales au Moyen-Orient et a des intérêts
stratégiques dans le Golfe, qui pourraient être affectés. Enfin, il pèse
sur l’Europe des risques sécuritaires. Ce qui se passe en Syrie produit
une radicalisation et fabrique de l’extrémisme.
Comment l’expliquez-vous ?
La dureté de la répression par le régime et l’abandon de la communauté
internationale font que le discours des extrémistes gagne en
crédibilité. Le monde semble abandonner la population syrienne au
tortionnaire qu’est Bachar el-Assad. Ainsi, tous les discours qui
invoquent les valeurs démocratiques, une Syrie pacifique qui coopérerait
avec la communauté internationale, perdent de leur crédibilité aux yeux
de beaucoup de combattants qui tutoient au quotidien la mort.
Une étude publiée mardi par l’institut de défense IHS Jane’s
affirme que les djihadistes forment près de la moitié des forces
rebelles. Ce chiffre est-il exagéré ?
Le problème est mal posé. La question est surtout de savoir pourquoi les
Syriens ont rejoint des groupes extrémistes. S’il ne fait aucun doute
que la direction du Front al-Nosra, et de l’État islamique en Irak et au
Levant (deux influents groupes djihadistes, NDLR), remonte à al-Qaida,
ils ne parviennent à recruter des combattants en Syrie que grâce à leur
argent et aux armes. Les Syriens ne se sont pas transformés en
djihadistes du jour au lendemain. Ces jeunes rejoignent de tels groupes,
car ceux-ci disposent de moyens financiers qui s’avèrent décisifs sur
le terrain. Les Syriens n’ont rien à faire de l’établissement d’un État
islamique. Leur problème est de se battre, d’avoir des munitions et de
pouvoir survivre. On observe une très grande fluidité entre tous ces
groupes en fonction des moyens dont ils disposent. C’est dramatique à
dire, mais seuls ces groupes extrémistes ont aujourd’hui la capacité de
nuire au régime.
Mais il y a également beaucoup de djihadistes étrangers en Syrie.
Ils ne sont qu’une petite minorité. L’arrivée de ces combattants
étrangers en Syrie a d’ailleurs été favorisée par le régime. Et il est
très intéressant de noter que l’armée syrienne ne les cible jamais. Il
est évident que ces étrangers doivent s’en aller. Les Syriens n’en
veulent pas et manifestent tous les jours contre eux.
Laurent Fabius a tout de même annoncé lundi l’organisation
d’une nouvelle conférence internationale des Amis de la Syrie pour
renforcer l’opposition.
Cette approche, qui dure depuis deux ans et demi, est clairement
insuffisante. Il n’y a pas d’autre solution avec ce régime que celle de
la contrainte forte. C’est lorsque l’on a agité la menace crédible de
frappes militaires imminentes que la Russie a immédiatement bougé et que
le régime syrien a voulu se racheter un peu d’espace pour continuer à
agir. Le problème n’est pas d’annoncer que l’on va aider
diplomatiquement la Coalition nationale syrienne (CNS). Le vrai
problème, c’est la façon de contraindre ce régime à cesser la violence,
ainsi que de donner à l’opposition les moyens de lui faire face. Nous
sommes exclusivement dans un rapport de force qui doit être redressé
pour que le processus politique devienne possible. L’aide civile,
notamment apportée par la France, est vitale, mais complémentaire.
De quels moyens parlez-vous ?
Il ne s’agit pas seulement d’armer l’opposition mais également de
regrouper toutes les forces démocratiques s’engageant sur un programme
d’armée nationale et sur un plan de sécurité cohérent. Ces combattants
devraient être payés. Tous ces phénomènes qui se développent sur le
terrain, que ce soit l’extrémisme ou l’émergence de chefs de guerre,
sont dus en grande partie à l’absence de revenu fiable pour les
combattants. Il faudrait donc mettre en place une stratégie globale
incluant évidemment de l’armement efficace. Or, rien de significatif n’a
été fait jusqu’à ce jour.
Mais la France et les États-Unis ont récemment annoncé qu’ils avaient décidé de renforcer l’aide militaire à l’opposition.
Rien de décisif n’est encore parvenu. Rien qui permette, en tout cas, de
changer la donne sur le terrain. Cela fait un an et demi que l’Armée
syrienne libre (ASL) réclame la livraison d’armes défensives contre les
chars et les avions, seul moyen de protéger efficacement la population.
Or, rien n’a été livré, en raison du veto américain. Pourtant, la
bataille est aujourd’hui exclusivement d’ordre militaire et c’est dans
cette lutte qu’il faut peser pour en influencer l’issue. La dérive a été
souhaitée par le régime et favorisée par ses alliés. Par exemple, les
régions du nord libérées sont sans cesse pilonnées par le régime pour
empêcher que la population s’organise, qu’elle bâtisse des institutions
et qu’un gouvernement de l’opposition puisse s’y installer. C’est donc
dans le cadre de cette bataille qu’il faut intervenir. La stratégie est
de choisir des groupes démocrates dont on connaît l’orientation
politique, et c’est alors que l’on pourra seulement espérer une issue
démocratique. Ils existent au sein des groupes islamiques modérés et
démocratiques avec lesquels il est possible de travailler. Nous avons
pris le soin de les identifier dans un rapport que nous venons de
publier, basé sur un travail minutieux sur le terrain. Il ne faut pas
laisser des groupes de l’ASL être financés par des sources multiples
venant de pays qui ne sont eux-mêmes pas particulièrement attachés aux
valeurs démocratiques.
Mais armer les rebelles modérés, n’est-ce pas nourrir la guerre civile ?
De toute façon, des armes et de l’argent entrent déjà en Syrie, sauf
qu’ils viennent de mauvaises sources et financent les mauvais groupes.
Or, il n’y a rien aujourd’hui pour contrebalancer l’influence de ces
sources de financement et de ces groupes radicaux. Si l’on apporte une
aide stable à ces groupes démocratiques, un grand nombre de combattants
les rejoindront.
Certains experts occidentaux affirment qu’il n’y a plus de
bonne solution concernant la Syrie. Ne pas agir conforterait Bachar
el-Assad dans sa répression féroce de l’opposition, mais des frappes
ciblées comportent également des risques d’embrasement de la région,
d’autant plus que l’après-Assad est menacé par l’omniprésence des
djihadistes en Syrie.
C’est en attendant aussi longtemps sans action décisive que l’on a rendu
la situation aussi complexe. Il y a deux ans, cela aurait été beaucoup
plus facile à régler. Or, jour après jour, on voit comment la situation
se détériore du fait de cette même inaction. Il est certainement
beaucoup plus difficile d’agir aujourd’hui, et il le sera peut-être
impossible dans six mois. C’est pour cela que le processus de
désarmement chimique de neuf mois équivaut à condamner la Syrie au
démembrement.
On parle beaucoup de la victoire diplomatique de Poutine et
du soulagement de Barack Obama. Mais le véritable vainqueur de l’accord
américano-russe n’est-il pas Bachar el-Assad lui-même ?
Si cet accord ne comprend que ce qui a été publiquement présenté, alors,
oui, le processus engagé offre un sursis non négligeable à Bachar
el-Assad et le réhabilite même aux yeux de la communauté internationale.
Or, paradoxalement, c’est en le réintégrant comme partenaire dans un
processus de démilitarisation chimique, puis peut-être de futur
partenaire politique, qu’il peut être le plus dangereux. Dès l’instant
où il aura repris la main sur le terrain, Bachar el-Assad sera capable
de se montrer particulièrement virulent à l’extérieur de la Syrie.
Quarante ans de pouvoir des Assad sont là pour en témoigner. En
revanche, la cohésion politique du régime et sa capacité de nuire
auraient été considérablement réduites en cas de frappes chirurgicales
sur ses sites militaires.
Avec un Bachar el-Assad politiquement réhabilité, l’idée
d’une seconde conférence internationale de la paix (Genève 2), martelée
par la communauté internationale, a-t-elle encore un sens ?
La poursuite d’un processus politique et la tenue d’une conférence à
Genève sont urgentes, bien plus que le processus de désarmement
chimique. Mais il ne faudrait pas que celui-ci permette à la Russie ou
au régime syrien d’exiger une révision des conditions posées depuis 2012
par l’opposition pour la (première, NDLR) conférence de Genève, à
savoir que Bachar el-Assad doit être défait de toutes ses prérogatives
et qu’un gouvernement de transition soit investi de tous les pouvoirs.
(17-09-2013 - Propos recueillis par Armin Arefi du Point.fr)
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