Bras dans le dos, tête baissée, Klay BBJ a accusé le choc : ’’six
mois de prison ferme" pour outrage à agent et atteinte aux bonnes
moeurs. Dehors, les gamins de l’école d’à côté, qui l’avaient accueilli à
son arrivée au tribunal d’Hammamet avec sifflets et applaudissements,
sont d’abord hésitants, puis ils improvisent une manif : ’’Libérez
Klay !’’ crient-ils en soulevant des nuages de poussière sous le regard
courroucé d’une surveillante.
"Ce verdict est catastrophique : les juges continuent à creuser la tombe
de la liberté d’expression dans ces procès dus au harcèlement
policier", dénonce Thameur Mekki, journaliste et membre du comité de
soutien. Klay BBJ est le second rappeur tunisien à être incarcéré en
quelques mois seulement.
Weld el 15 avait déjà été condamné à deux ans de prison pour son morceau
brutal "Boulicia kleb" ("Les policiers sont des chiens"), une peine
ramenée en appel à six mois avec sursis, début juillet. Le mois suivant à
Hammamet à l’issue d’un concert, il est arrêté avec Klay BBJ. Ils sont
passés à tabac, relâchés, mais jugés fin août sans avoir été convoqués à
leur procès, verdict : un an et neuf mois ferme pour Weld el 15 et Klay
BBJ, pour outrage à agent, diffamation et outrage public. Ils assurent
pourtant ne pas avoir interprété la fameuse chanson ni proféré
d’insultes. Weld el 15 s’est enfui, mais Klay BBJ avait décidé de faire
opposition au jugement.
Les rappeurs ne sont pas un cas à part. Ces dernières semaines, les
procédures se sont multipliées contre les artistes, mais aussi contre
les journalistes. À la mi-septembre, l’arrestation de Zied el-Héni a
fait beaucoup de bruit, ce journaliste, très critique déjà sous Ben Ali,
reprochait à un juge d’avoir fabriqué des preuves pour poursuivre un de
ses confrères : un caméraman coupable d’avoir filmé un lancer d’oeufs
sur le ministre de la Culture. Cet affront lui a valu deux jours en
prison. Il est libre, mais toujours poursuivi, tout comme son collègue
caméraman d’ailleurs, au même titre que le lanceur de projectiles. Tous
risquent la prison. À la suite de cette affaire, la profession s’est
mobilisée, une grève le 17 septembre a été suivie à plus de 90 %, selon
le syndicat des journalistes.
Tous ceux dont la parole accuse ou égratigne les autorités semblent être
dans le collimateur. Comités de soutien, syndicats ou citoyens
ordinaires tentent de se mobiliser pour préserver ce qui devrait être un
des acquis de la révolution : le droit à la libre expression. Lors de
ces manifestations, les accusations sont légion contre le parti Ennahda,
les autorités dans leur ensemble, mais aussi un système - lois et
procédures - hérité de l’ancien régime et sur lequel les institutions
actuelles s’appuieraient abusivement. Mokhtar Trifi est avocat et
habitué à monter à la barre pour défendre ces causes : "C’est une
mauvaise façon de gouverner le pays, rien ne sera possible en Tunisie
sans liberté d’expression. On refuse un retour à la peur et à la
répression : c’est le support principal de la dictature."
Walid Zarrouk ne dit pas autre chose et il en a fait lui-même les frais.
Le 9 septembre, ce membre du syndicat des prisons disait sa colère :
"Il faut dire la vérité : il y a des jeunes qui se font agresser par la
police. Weld el 15 a été grossier et ne devrait pas viser tous les
policiers, mais pour beaucoup de jeunes, c’est cette image qui est
vraie ! Pourquoi ne résout-on pas les problèmes de corruption, de
violence ? Pourquoi ne pas abolir ces lois, arrêter les procès
politiques ? A-t-on fait une révolution pour mettre des chanteurs et des
caméramans en prison ?" Quelques heures à peine après ses propos, le
responsable syndical était lui aussi incarcéré pour avoir, en d’autres
occasions, dénoncé une justice politique et accusé certains hauts
fonctionnaires.
Amna Guellali de l’ONG Human Rights Watch a l’impression d’"une escalade
de la répression contre les libertés. Il est vrai que le cadre
législatif est archaïque, surtout pour les délits d’opinion. Mais la
justice continue à agir aussi comme un instrument de l’ordre idéologique
dominant ou à se mettre carrément au service de ceux qui détiennent le
pouvoir." Human Rights Watch est l’une des rares organisations à se
mobiliser pour Jabeur Mejri, blogueur condamné à 7 ans de prison pour
des écrits jugés blasphématoires.
Le ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle*
reconnaît l’archaïsme de l’arsenal répressif. "Après deux ans de
démocratie, il y a encore beaucoup de réformes à faire pour garantir la
liberté d’expression", reconnaît le porte-parole Chekib Derwich. Mais il
ajoute qu’il veut tenir une position "médiane" : "Un artiste ne peut
pas vivre sans liberté, elle est nécessaire à son travail, il faut se
montrer très tolérant, mais un fonctionnaire a le droit de saisir le
juge s’il se sent offensé par une oeuvre. C’est au juge d’examiner le
contexte et de prendre en compte la nature particulière du travail de
l’artiste." Le ministère des Droits de l’homme, s’il s’oppose aux peines
privatives de liberté, refuse aussi d’intervenir dans les procès en
cours, "une ligne rouge", selon lui. "Il faut prendre en compte les
préjudices sans compromettre la liberté d’expression", résume Chekib
Derwich, reconnaissant l’’’embarras" de son ministère à la suite de
toutes ces affaires.
Juste avant son procès ce jeudi, Klay BBJ restait optimiste : ’’Cette
répression est le signe que nous [les rappeurs] sommes sur la bonne
voie. C’est la preuve que les choses sont en train de changer.’’
Incarcéré à la prison de Mornag, il a fait appel du jugement.
(27-09-2013 - Par Stéphanie Wenger )
* chargé notamment des dossiers de violation des droits sous la dictature
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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