Cengiz n’a pas l’habitude de contester les décisions de "son" nouveau
président mais là, il n’en peut plus, vraiment plus. "Je suis partisan
d’Erdogan. Mais je dois reconnaître qu’il a fait une seule erreur, c’est
d’avoir accueilli les Syriens dans notre pays".
Officiellement, les Syriens qui fuient la guerre civile qui déchire
leur pays depuis trois ans sont les "invités" de la Turquie. Mais leur
présence massive —ils sont aujourd’hui plus de 1,2 million— dans les
rues des villes du pays est de plus en plus mal tolérée par les
populations locales, et provoque de nombreux incidents violents.
Autour de la fameuse place Taksim d’Istanbul, difficile de faire
quelques mètres sans croiser ces mères qui font la manche en arabe avec
leur marmaille. Ou ces gamins qui ramassent quelques pièces en bradant
des "simit".
Et ça, Cengiz, qui vend lui-même ces petits pains ronds aux allures
de bretzels, n’en veut plus. "Je n’ai jamais croisé de gens aussi
désagréables que les Syriens", ajoute, très en colère, ce commerçant de
47 ans. "Le gouvernement voulait les inviter, très bien. Mais il n’avait
qu’à les garder sous son contrôle".
Selon les dernières statistiques de l’Agence gouvernementale des
situations d’urgence (Afad), moins d’un quart des réfugiés syriens en
Turquie, 285 000 environ, sont accueillis dans les camps aménagés par
les autorités.
Les autres ont gagné les grandes villes du pays. Hébergés par des
proches, dans des logements de fortune ou simplement livrés à eux-mêmes,
dans la rue.
Sira Mohammed a débarqué à Istanbul il y a trois ans, seul, après
avoir clandestinement franchi la frontière près de Sanliurfa (sud-est).
Il avait à peine 14 ans. "Aujourd’hui, ma famille est là. Nous sommes
cinq dans un petit appartement", ajoute-t-il, "nous travaillons mais
nous n’arrivons pas à payer notre loyer".
La plupart vivent de la mendicité ou de petits boulots, au milieu des
populations locales. La cohabitation est tendue et, depuis plusieurs
mois, les incidents se multiplient.
En mai, un quartier d’Ankara, Hacilar, a été le théâtre de trois
nuits de violences. Au début du mois, le meurtre d’un propriétaire
terrien turc attribué à des Syriens a contraint les autorités à évacuer
des milliers de réfugiés à Gaziantep (sud).
Et cette semaine encore, la police est intervenue pour disperser une
foule de 300 personnes en colère, armée de couteaux et de bâtons, qui
s’en prenait à des commerces tenus par des réfugiés, après l’agression
d’une adolescente turque.
"Ils doivent toute de suite rentrer chez eux, ou alors être déportés
vers des camps", tranche Mehmet Tuca, serveur dans un café du district
stambouliote de Beyoglu.
Cette succession d’incidents et la montée de l’intolérance inquiètent
le gouvernement islamo-conservateur, même s’il n’est pour l’heure pas
question d’une remise en cause de sa politique de "porte ouverte" envers
les "frères syriens".
"Nous allons nous mobiliser pour mieux combattre la xénophobie et la
discrimination", a promis le vice-Premier ministre Besir Atalay la
semaine dernière après une réunion interministérielle d’urgence, "nous
nous en occuperons nuit et jour".
En trois ans, la Turquie a dépensé 3,5 milliards de dollars pour
aider les réfugiés mais elle semble débordée par leur afflux continu. Et
à ce jour, ses appels pressants à la solidarité internationale n’ont
rencontré que peu d’écho.
Les autorités craignent désormais un autre exode, celui des Yazidis,
cette communauté kurdophone et non musulmane d’Irak, visée par les
jihadistes de l’Etat islamique. Plus de 2000 ont déjà franchi la
frontière turque. Pour parer à un flot de réfugiés, l’Afad a construit
de nouveaux camps. Sur le territoire irakien cette fois.
"L’arrivée des réfugiés syriens a déséquilibré la société dans les
villes. Mais c’est de la faute des responsables politiques qui n’ont pas
su établir de politique d’immigration efficace", accuse Volkan
Gorendag, en charge du dossier à Amnesty International Turquie, "il faut
leur accorder un vrai statut qui précise leurs droits et leurs
devoirs".
Déplacés par les combats, contraints à la précarité, les réfugiés syriens supportent mal l’animosité de leurs "hôtes" turcs.
"Nous avons tout laissé derrière nous pour échapper à la guerre",
explique Talal, 27 ans, originaire de Damas. "La situation n’est pas
agréable pour nous non plus, notre vie était mieux là-bas", poursuit-il,
"dès la guerre finie, nous rentrerons en Syrie".
Une perspective lointaine, dans le meilleur des cas. "Cela va prendre
des années", pronostique Volkan Gorendag. "Ca va encore être très long
pour la Turquie, alors il vaut mieux qu’elle apprenne à vivre avec les
réfugiés".
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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