Après cinquante jours d’une guerre sanglante qui a fait 2 140 morts
côté palestinien, 69 côté israélien, Israël et le Hamas ont finalement
conclu un cessez-le-feu, entraînant un allègement du blocus de Gaza.
Chercheur associé à l’université libre de Bruxelles et au Centre
Jacques-Berque (CNRS-Rabat), Sébastien Boussois vient de publier Gaza : l’impasse historique
(Éditions du Cygne), livret indispensable apportant toutes les clés
pour mieux appréhender ce tragique conflit et ses conséquences. Dans une
interview au Point.fr, le spécialiste du Proche-Orient explique
pourquoi le mouvement islamiste peut se targuer auprès de sa population
d’avoir remporté la guerre.
Les termes du cessez-le-feu conclu le 26 août paraissent bien faibles à l’aune des pertes humaines...
Les éléments négociés au Caire peuvent être considérés aujourd’hui, en
l’état, extrêmement importants même s’ils sont symboliques, comme ils
l’étaient en 2009 et en 2012. Toute trêve apporte son lot d’espoirs. La
levée du blocus et l’ouverture des deux postes-frontière avec Israël,
c’est quelque chose que le Hamas demandait depuis un mois, et que les
Palestiniens exigent depuis sept ans. On connaît les conséquences de ce
blocus sur le plan humanitaire. On se dirigeait tout droit vers un
dramatique scénario à l’irakienne, avec des générations de jeunes gens
frappés par les sanctions occidentales.
Le blocus de Gaza n’a pourtant pas été entièrement levé...
Un assouplissement du blocus constitue déjà une avancée importante. Les
Palestiniens peuvent pêcher dans une zone plus vaste, ce qui leur permet
de récupérer les poissons qui leur appartiennent. Il faut voir
maintenant si les mesures d’assouplissement vont évoluer.
Israël affirme qu’une levée intégrale du blocus permettrait au Hamas de se réarmer. Est-ce vrai ?
C’est une possibilité, dans l’absolu. Mais la question est de savoir si,
dans l’hypothèse d’une levée du blocus, le Hamas conserverait pendant
cinquante ans sa volonté de détruire Israël, ou s’il se normaliserait,
comme l’Autorité palestinienne, qui a abandonné la lutte armée au profit
de la résistance pacifique.
Le Hamas affirme être sorti vainqueur de ce conflit. Est-ce le cas ?
Le Hamas en sort totalement gagnant, d’autant que la résistance fait
partie de sa génétique. Quel que soit l’affaiblissement du mouvement
aujourd’hui, il demeure une fois de plus en position de force. Il peut
se targuer d’avoir gagné contre la cinquième armée du monde. Ses
revendications, à chaque négociation de trêve, ont finalement été
acceptées.
Pourtant, Benyamin Netanyahou affirme lui aussi l’avoir emporté...
Clairement, Israël a tout perdu. Comme l’a dit un ancien chef des
services de renseignements israéliens, Israël gagne ponctuellement des
batailles, mais ne gagne jamais la guerre. À Gaza, une armée
conventionnelle non adaptée à la guérilla peut difficilement prendre le
dessus. Ni la guerre de 2008, ni celle de 2012, ni celle de 2014 ne
peuvent être considérées comme des succès militaires pour Israël. La
population israélienne commence à la comprendre aussi, et depuis
quelques jours, la côté de popularité du Premier ministre chute.
Israël annonce tout de même avoir détruit la quasi-totalité des tunnels du Hamas, et considérablement réduit son arsenal...
Le problème est qu’Israël ne sait même pas de combien de tunnels et
d’armes dispose exactement le Hamas. D’autre part, sur le plan
politique, on constate un affaiblissement complet des réseaux
diplomatiques d’Israël. De ses liens avec la Turquie, qui s’était
pourtant réconciliée avec l’État hébreu après l’affaire de la flottille,
mais aussi de sa relation avec les États-Unis, qui ont tout de même
annoncé dans les derniers jours du conflit l’annulation d’une livraison
d’armes à Israël (après plusieurs réapprovisionnements en munitions,
NDLR).
Malgré tout, les condamnations internationales se sont faites rares. Pourquoi ?
En 50 jours de conflit, la communauté internationale n’a clairement rien
fait. Depuis 1961, Israël ne respecte aucune résolution de l’ONU. Mais,
même lorsque Israël possède le monde entier contre lui, verbalement ou
diplomatiquement parlant, il agit en son âme et conscience quand il
considère qu’il est en danger, ce qui lui donne droit à tous les excès.
L’État hébreu part du principe qu’au nom du droit à se défendre, il a la
possibilité, quand il se sent agressé ou en danger, d’être dans une
surréaction et ainsi de viser des cibles humaines, y compris civiles. À
partir du moment où il peut aller toujours plus loin et ne fait face à
aucun frein diplomatique, ou véritable sanction, le Premier ministre
israélien a le sentiment d’être l’homme le plus fort du monde.
L’État hébreu argue que le Hamas se sert de sa population comme "bouclier humain"...
C’est une véritable question. Mais de toute façon, dans un espace aussi
petit avec une telle densité - près de deux millions d’habitants pour
365 km 2 -, lorsque l’armée israélienne effectue des frappes qui ne
paraissent pas si chirurgicales qu’elle l’affirme, il y a
obligatoirement de nombreuses victimes civiles. Pour ma part, je ne
crois pas que le Hamas se serve de sa population comme "bouclier
humain", mais que la surenchère à laquelle se livrent les deux camps
fait que le Hamas n’épargne pas sa propre population. Au nom d’un succès
politique et d’une réputation de résistant, il l’expose même beaucoup.
Clairement, les membres du Hamas ne sont pas des "gentils". On l’a
encore vu récemment avec les exécutions publiques de "collaborateurs".
Vous rappelez dans votre ouvrage le rôle d’Israël dans l’essor du Hamas.
J’explique, comme Charles Enderlin l’a révélé dans son livre Le Grand Aveuglement
(Albin Michel, 2009), comment Israël a soutenu la Jamaa islamiya
(ancêtre du Hamas) à Gaza pour déstabiliser les modérés du Fatah
(mouvement nationaliste laïque). Évidemment, dans cette fuite en avant,
le Hamas a pris plus d’importance qu’Israël ne pouvait l’imaginer. Le
mouvement islamiste a reçu des soutiens internationaux très fort, et est
devenu l’attaché de presse de l’Iran à Gaza. La "bête" générée par
Israël est devenue incontrôlable.
Cela faisait pourtant deux ans que le mouvement islamiste
respectait la trêve conclue en 2012. On le disait également très
affaibli...
Il est toujours impressionnant de constater la méconnaissance totale que
l’on a d’un mouvement comme le Hamas. On ne pensait pas qu’il pourrait
résister si longtemps à Israël. On n’avait pas d’idée précise du nombre
de missiles dont il disposait. Or, au final, jamais autant de roquettes
ne sont tombées sur Jérusalem et Tel-Aviv. Le Hamas a révélé une
étonnante capacité à augmenter la distance et la précision de ses tirs.
En déclenchant ce conflit, Netanyahou ne souhaite-t-il pas torpiller le gouvernement d’entente Hamas-Fatah ?
La volonté du Premier ministre israélien est d’empêcher toute avancée
sur la réconciliation inter-palestinienne. Maintenant, je n’ai
personnellement jamais cru à cette entente. Car les deux autorités
possèdent deux modes opératoires inconciliables tant sur la
reconnaissance d’Israël, la vie politique palestinienne, que sur la
place de l’Islam dans la société.
Pourtant, en négociant avec le Hamas par le biais de l’Égypte, Israël a de nouveau discrédité l’Autorité palestinienne.
La négociation avec le Hamas reste une souffrance totale pour Benyamin
Netanyahou. Quant à l’Autorité palestinienne, cela fait dix ans qu’elle
est en perdition. Mahmoud Abbas n’a ni charisme, ni capacité à se faire
respecter, ni pouvoir de fédérer l’ensemble des Palestiniens. Le
problème est que l’Autorité palestinienne est de moins en moins
représentative de ce que sont et ce que veulent les Palestiniens. Nous
avons d’un côté un rajeunissement et un dynamisme de la jeunesse,
notamment à Gaza, et de l’autre l’encroûtement et la bureaucratisation
d’une bourgeoisie de Ramallah qui ne parvient pas à renouveler ses
élites.
Le conflit a-t-il relancé le Hamas dans l’optique des prochaines élections ?
Difficile à dire. Le problème est que le choix se situe entre la peste
et le choléra. D’un côté, les Palestiniens croient en Mahmoud Abbas,
mais il a du mal à s’assumer et à exister. Et lorsqu’il fait le jeu du
droit international (reconnaissance à l’ONU), il ne gagne rien en
retour. De l’autre, les Palestiniens voient que, malgré tous les
sacrifices consentis, seule la violence - et donc la résistance du Hamas
- leur permet d’obtenir quelque chose d’Israël.
Vous affirmez dans votre livre qu’Israël tue des enfants palestiniens en connaissance de cause. Existe-t-il des preuves ?
La population de Gaza est composée à 70 % de jeunes de moins de 14 ans.
En sachant que, même en visant des cadres dirigeants du Hamas, nombre de
ces jeunes vont mourir, je m’interroge sur la stratégie profonde de
l’armée israélienne. Au moins 600 enfants palestiniens ont été tués lors
de cette opération et selon l’Unicef, 400 000 enfants, soit un Gazaoui
sur cinq, aurait besoin d’une assistance psychologique d’urgence. En
outre, 90 % de la jeunesse de Gaza a, à un moment ou un autre, vu un
proche être tué sous ses yeux, ou sa maison être détruite. Je pense que
l’idée d’Israël est de couper Gaza à la racine. Même s’il ne s’agit pas
d’une intention originelle, dans les faits, en bombardant dans un espace
si dense en connaissance de cause une population majoritairement jeune
dont on va préempter l’avenir, on crée une fois de plus des terroristes
en puissance et une génération désespérée.
(28-08-2014 - Propos reccueillis par Armin Arefi )
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