Place de la Victoire, un homme agite un drapeau rouge avec un disque
blanc. Un drapeau tunisien. Nous sommes à l'entrée de la Médina, au bout
de l'avenue Bourguiba où depuis la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011,
les rassemblements sont quasi-quotidiens. En solidarité avec le peuple
palestinien, contre la corruption ou des mesures gouvernementales...
Mais dans sa manière de brandir l'étendard, l'homme interpelle. Dans son
silence, aussi. Un attroupement se forme, circulaire. « Il chasse les
mouches », dit un homme attablé à un café. La presse du jour n'annonce
qu'une manifestation des forces de sécurité intérieure. C'est par contre
le début du festival "Dream City"*, auquel participe, avec 15 autres,
la compagnie sud-africaine Ntsoana dont fait partie Brian Mtembu, le
porteur de drapeau de la place de la Victoire, accompagné de ses
partenaires Sello Pesa et Humphrey Maleka.
L'art du lien social
En se perdant dans la Médina pour rejoindre le centre du festival, le
palais Dar Bach Hamba où depuis juillet 2015 l'association l'Art Rue,
créée en 2006 par les danseurs et chorégraphes Sofiane et Selma Ouissi, a
établi ses quartiers, on se rend vite compte que les drapeaux de
Ntsoana ne sont pas brandis en vain. Ici, tout le monde ou presque
connaît "Dream City". C'est que la biennale d'art contemporain en espace
public n'en est pas à son coup d'essai. Elle en est à sa 5e édition. « À
force de travail sur ce territoire très particulier de Tunis,
commerçants et habitants prennent l'habitude de l'intervention
artistique en espace public. Mais il reste encore beaucoup de chemin à
faire. L'art in situ est chose encore très récente en Tunisie », affirme
Béatrice Dunoyer, chef de projet de l'Art Rue.
En 2007, lorsque Selma et Sofiane Ouissi décident pour la première fois
d'investir les rues de la Médina par l'art, l'expérience est en effet
inédite à Tunis. Le pays est encore dirigé par Ben Ali, et l'espace
public, confisqué par le pouvoir. L'Art Rue agit donc dans l'opposition.
Dans le refus des limites à la liberté d'expression la plus basique :
celle de circuler et de se rassembler à plus de trois personnes. « Dès
notre première tentative, plus de 5000 citoyens nous ont suivis. C'est
la société tunisienne qui a imposé "Dream City", sans cet engouement,
nous n'aurions jamais eu l'ambition de devenir directeurs de festival »,
dit Sofiane Ouissi. « Aujourd'hui, poursuit-il, les défis qui nous
animent sont autres : il s'agit de recréer du lien social dans une
Tunisie qui a tendance à se replier sur elle-même ». Cela du fait de ses
difficultés économiques et politiques, dont la démission du bloc
parlementaire d'un tiers des élus parlementaires du parti Nidaa Tounes a
donné un exemple pendant le festival.
Un nouveau type de censure
Contrairement aux éditions précédentes où plusieurs parcours étaient
proposés au public, l'équipe de "Dream City" a décidé cette année de
laisser chacun déambuler d'une œuvre à sa guise. Même muni d'un plan de
la Médina constellé de 21 pastilles indiquant l'emplacement des œuvres –
certains artistes en présentent deux – on se perd. L'occasion de
demander son chemin à chaque coin de ruelle. « C'est pour "Dream City" ?
Soyez les bienvenus », s'entend-on dire régulièrement. Il n'est pas
rare de se faire alors accompagner jusqu'à l'endroit recherché. Badge au
cou, on croise aussi souvent les nombreux bénévoles qui ont contribué à
la belle organisation de "Dream City". Le lien dont parle Sofiane
Ouissi commence bien avant les spectacles.
Si pendant le festival, chaque proposition semble aller de soi,
certaines ont nécessité un long travail en amont. Black show de Malek
Gnaoui et La Grande Maison de Laila Soliman et Ruud Gielens, notamment.
Parade de béliers habillés de costumes farfelus dans une arène noire,
l'intervention du plasticien tunisien Malek Gnaoui – qui pendant le
festival a aussi créé Dead meat moving, un voyage en camion transparent
dans lequel est projeté un film qu'il a réalisé dans les abattoirs de
moutons de Tunis – a demandé un délicat travail d'approche des
populations de la place Morkadh et alentours. Sur ce lieu où sont
traditionnellement organisés des combats de béliers, « les éleveurs de
moutons sont organisés en confréries très fermées, qui se sont montrées
très méfiantes lorsque je suis arrivé sur leur territoire pour leur
présenter mon projet », raconte l'artiste.
En s'intéressant à la fameuse rue Sidi Abdallah Guech (Zarqoun), unique «
quartier rouge » du monde arabe, la metteure en scène et dramaturge
égyptienne Laila Soliman et son complice belge Ruud Gielens ont
rencontré davantage de difficultés encore. « À plusieurs reprises, les
prostituées que nous avons rencontrées lors de nos résidences ont
disparu. L'État paraît refuser que l'on se penche de trop près sur ce
lieu qu'il tolère pourtant », dit Laila Soliman. Une forme de censure, «
plus discrète et donc plus difficile à cerner » selon Sofiane Ouissi, a
survécu à la révolution et "Dream City" est là pour le prouver. Pour en
en révéler les contours. De même qu'il permet de prendre la mesure
d'une autre forme de censure. « Celle qui émane des citoyens eux-mêmes,
souvent réticents lorsque les artistes touchent à la religion et à tout
ce qui y a trait. C'est à dire beaucoup de choses ».
Joies et peines de l'in-situ
Heureusement, les workshops qu'a organisé l'équipe de "Dream City" en
mai et août 2015 a permis aux artistes de gagner la confiance des
habitants. Malek Gnaoui a réussi à les faire entrer dans son défilé. En
plus de lui prêter leurs béliers, les gens du quartier se sont investis à
tous les niveaux de son projet. Ils assurent la sécurité. Un homme
endosse le rôle du présentateur de défilé, lyrique et touchant. « Ils se
sont rendu compte de la joie que ça amenait dans leur quartier, très
pauvre. Surtout chez les enfants ». Toute la journée en effet, de très
jeunes spectateurs affluent. Collés à la barrière qui permet de suivre
le spectacle à quelques mètres de hauteur, ils acclament chaque bélier.
Et rient. Dans Les hommes de Sabra, l'auteure et comédienne tunisienne
Souad Ben Slimane et l'homme de théâtre français Jean-Paul Delore ont
mis en scène des habitants. Le dramaturge syrien Omar Abusaada a investi
l'établissement primaire Koutab Louzir, dont les jeunes élèves prennent
les spectateurs par la main, pour leur raconter leurs rêves et leur
école...
"Dream City" est une fête à l'échelle de la Médina. Une fête discrète,
respectueuse de ceux qui y vivent. Une fête sombre, souvent, où l'on
n'hésite pas à pointer ce qui ne va pas. Grâce à la dimension
internationale du festival – Selma et Sofiane Ouissi tiennent à faire se
rencontrer artistes tunisiens, européens et de la région MENA, afin de
faire progresser la recherche formelle et théorique dans les arts de la
rue – et à la singularité des différents lieux investis, on navigue
entre des univers très différents. Entre des films, des installations,
des performances théâtrales et de nombreuses formes hybrides.
Rien à voir, par exemple, entre le joyeux Black show de Malek Gnaoui, le
Musée de l'appareil sécuritaire de l'État de Laila Soliman et Ruud
Gielens qui interroge la mémoire et la persistance la torture ou encore
le Cinema of Dreams de la compagnie anglo-saxonne Wildworks,
installation féérico-gothique dans un makhzen**, sur l'histoire du
cinéma tunisien. On passe du rire aux larmes. Même si le rire lui-même
n'est pas sans poser question. Au terme de cinq jours intenses de
festival, difficile de quitter l'Art Rue. Une bonne nouvelle, toutefois :
grâce à ses nouveaux locaux, l'association va pouvoir développer de
nouveaux projets à l'année.
(06-02-2016 - Par Anaïs Heluin)
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