dimanche 7 février 2016

Tunisie : "Dream City" ou quand l'art résiste et prend ses quartiers à la Médina (Anaïs Heluin)

Place de la Victoire, un homme agite un drapeau rouge avec un disque blanc. Un drapeau tunisien. Nous sommes à l'entrée de la Médina, au bout de l'avenue Bourguiba où depuis la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011, les rassemblements sont quasi-quotidiens. En solidarité avec le peuple palestinien, contre la corruption ou des mesures gouvernementales... Mais dans sa manière de brandir l'étendard, l'homme interpelle. Dans son silence, aussi. Un attroupement se forme, circulaire. « Il chasse les mouches », dit un homme attablé à un café. La presse du jour n'annonce qu'une manifestation des forces de sécurité intérieure. C'est par contre le début du festival "Dream City"*, auquel participe, avec 15 autres, la compagnie sud-africaine Ntsoana dont fait partie Brian Mtembu, le porteur de drapeau de la place de la Victoire, accompagné de ses partenaires Sello Pesa et Humphrey Maleka.

L'art du lien social
En se perdant dans la Médina pour rejoindre le centre du festival, le palais Dar Bach Hamba où depuis juillet 2015 l'association l'Art Rue,  créée en 2006 par les danseurs et chorégraphes Sofiane et Selma Ouissi, a établi ses quartiers, on se rend vite compte que les drapeaux de Ntsoana ne sont pas brandis en vain. Ici, tout le monde ou presque connaît "Dream City". C'est que la biennale d'art contemporain en espace public n'en est pas à son coup d'essai. Elle en est à sa 5e édition. « À force de travail sur ce territoire très particulier de Tunis, commerçants et habitants  prennent l'habitude de l'intervention artistique en espace public. Mais il reste encore beaucoup de chemin à faire. L'art in situ est chose encore très récente en Tunisie », affirme Béatrice Dunoyer, chef de projet de l'Art Rue.
En 2007, lorsque Selma et Sofiane Ouissi décident pour la première fois d'investir les rues de la Médina par l'art, l'expérience est en effet inédite à Tunis. Le pays est encore dirigé par Ben Ali, et l'espace public, confisqué par le pouvoir. L'Art Rue agit donc dans l'opposition. Dans le refus des limites à la liberté d'expression la plus basique : celle de circuler et de se rassembler à plus de trois personnes. « Dès notre première tentative, plus de 5000 citoyens nous ont suivis. C'est la société tunisienne qui a imposé "Dream City", sans cet engouement, nous n'aurions jamais eu l'ambition de devenir directeurs de festival », dit Sofiane Ouissi. « Aujourd'hui, poursuit-il, les défis qui nous animent sont autres : il s'agit de recréer du lien social dans une Tunisie qui a tendance à se replier sur elle-même ». Cela du fait de ses difficultés économiques et politiques, dont la démission du bloc parlementaire d'un tiers des élus parlementaires du parti Nidaa Tounes a donné un exemple pendant le festival.


Un nouveau type de censure
Contrairement aux éditions précédentes où plusieurs parcours étaient proposés au public, l'équipe de "Dream City" a décidé cette année de laisser chacun déambuler d'une œuvre à sa guise. Même muni d'un plan de la Médina constellé de 21 pastilles indiquant l'emplacement des œuvres – certains artistes en présentent deux – on se perd. L'occasion de demander son chemin à chaque coin de ruelle. « C'est pour "Dream City" ? Soyez les bienvenus », s'entend-on dire régulièrement. Il n'est pas rare de se faire alors accompagner jusqu'à l'endroit recherché. Badge au cou, on croise aussi souvent les nombreux bénévoles qui ont contribué à la belle organisation de "Dream City". Le lien dont parle Sofiane Ouissi commence bien avant les spectacles.
Si pendant le festival, chaque proposition semble aller de soi, certaines ont nécessité un long travail en amont. Black show de Malek Gnaoui et La Grande Maison de Laila Soliman et Ruud Gielens, notamment. Parade de béliers habillés de costumes farfelus dans une arène noire, l'intervention du plasticien tunisien Malek Gnaoui – qui pendant le festival a aussi créé Dead meat moving, un voyage en camion transparent dans lequel est projeté un film qu'il a réalisé dans les abattoirs de moutons de Tunis – a demandé un délicat travail d'approche des populations de la place Morkadh et alentours. Sur ce lieu où sont traditionnellement organisés des combats de béliers, « les éleveurs de moutons sont organisés en confréries très fermées, qui se sont montrées très méfiantes lorsque je suis arrivé sur leur territoire pour leur présenter mon projet », raconte l'artiste.
En s'intéressant à la fameuse rue Sidi Abdallah Guech (Zarqoun), unique « quartier rouge » du monde arabe, la metteure en scène et dramaturge égyptienne Laila Soliman et son complice belge Ruud Gielens ont rencontré davantage de difficultés encore. « À plusieurs reprises, les prostituées que nous avons rencontrées lors de nos résidences ont disparu. L'État paraît refuser que l'on se penche de trop près sur ce lieu qu'il tolère pourtant », dit Laila Soliman. Une forme de censure, « plus discrète et donc plus difficile à cerner » selon Sofiane Ouissi, a survécu à la révolution et "Dream City" est là pour le prouver. Pour en en révéler les contours. De même qu'il permet de prendre la mesure d'une autre forme de censure. « Celle qui émane des citoyens eux-mêmes, souvent réticents lorsque les artistes touchent à la religion et à tout ce qui y a trait. C'est à dire beaucoup de choses ».


Joies et peines de l'in-situ
Heureusement, les workshops qu'a organisé l'équipe de "Dream City" en mai et août 2015 a permis aux artistes de gagner la confiance des habitants. Malek Gnaoui a réussi à les faire entrer dans son défilé. En plus de lui prêter leurs béliers, les gens du quartier se sont investis à tous les niveaux de son projet. Ils assurent la sécurité. Un homme endosse le rôle du présentateur de défilé, lyrique et touchant. « Ils se sont rendu compte de la joie que ça amenait dans leur quartier, très pauvre. Surtout chez les enfants ». Toute la journée en effet, de très jeunes spectateurs affluent. Collés à la barrière qui permet de suivre le spectacle à quelques mètres de hauteur, ils acclament chaque bélier. Et rient. Dans Les hommes de Sabra, l'auteure et comédienne tunisienne Souad Ben Slimane et l'homme de théâtre français Jean-Paul Delore ont mis en scène des habitants. Le dramaturge syrien Omar Abusaada a investi l'établissement primaire Koutab Louzir, dont les jeunes élèves prennent les spectateurs par la main, pour leur raconter leurs rêves et leur école...
"Dream City" est une fête à l'échelle de la Médina. Une fête discrète, respectueuse de ceux qui y vivent. Une fête sombre, souvent, où l'on n'hésite pas à pointer ce qui ne va pas. Grâce à la dimension internationale du festival – Selma et Sofiane Ouissi tiennent à faire se rencontrer artistes tunisiens, européens et de la région MENA, afin de faire progresser la recherche formelle et théorique dans les arts de la rue – et à la singularité des différents lieux investis, on navigue entre des univers très différents. Entre des films, des installations, des performances théâtrales et de nombreuses formes hybrides.
Rien à voir, par exemple, entre le joyeux Black show de Malek Gnaoui, le Musée de l'appareil sécuritaire de l'État de Laila Soliman et Ruud Gielens qui interroge la mémoire et la persistance la torture ou encore le Cinema of Dreams de la compagnie anglo-saxonne Wildworks, installation féérico-gothique dans un makhzen**, sur l'histoire du cinéma tunisien. On passe du rire aux larmes. Même si le rire lui-même n'est pas sans poser question. Au terme de cinq jours intenses de festival, difficile de quitter l'Art Rue. Une bonne nouvelle, toutefois : grâce à ses nouveaux locaux, l'association va pouvoir développer de nouveaux projets à l'année.


(06-02-2016 - Par Anaïs Heluin)

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