La prison est une machine qui fabrique de la
répression en appliquant l’isolement comme modus operandi et en
utilisant les êtres humains comme matière première. Lorsqu’ils sont
incarcérés, les prisonniers sont mis à l’écart de leurs besoins et de
leurs plaisirs essentiels : nourriture et éducation, sexe et mouvement,
visibilité et intimité, tout devient contrôlé de façon extrêmement
méticuleuse par un système qui limite le temps et l’espace dans la
rigueur et la suffocation. Les prisonniers pourraient assumer leur libre
arbitre, mais leur volonté ne peut jamais se matérialiser alors que le
corps est privé de son humanité par la séparation de l’action du désir,
ouvrant une brèche qui ne cesse de grandir jusqu’à ce que le corps ne
soit plus rien d’autre qu’un matériau.
Imaginez un arbre énorme qui serait transporté dans une menuiserie où
ses éléments les plus naturellement basiques -racines, feuilles,
branches, fruits, fleurs et pollen- seraient arrachés avant de le
transformer en table de télé. Au commencement, on utilise les outils les
plus violents pour « traiter » le matériau brut (c’est-à-dire qu’on
utilise les plus grosses scies pour couper l’arbre). Puis, lorsque le
produit est « prêt », le besoin de violence diminue et les outils
deviennent plus doux ( un couteau ou du papier de verre). Tout comme un
arbre, le prisonnier qui entre dans la première phase de détention
-l’interrogatoire- est soumis aux méthodes les plus cruelles
d’isolement.
L’humanité comme un abîme
Le Service de Sécurité Générale d’Israël (connue sous le nom de « Shabak
») se sert de toutes les scies qui lui sont offertes par le manuel clé
de production de répression : la législation israélienne. Elle interdit
aux détenus de rencontrer leurs avocats, interdit la publication de
l’annonce de leur arrestation, étend leur détention par contumace, les
envoie à l’isolement, et garde secrets les résultats des
interrogatoires. La loi israélienne exempte aussi la Shabak de faire des
enregistrements audio-visuels des interrogatoires qu’elle fait subir
aux prisonniers politiques palestiniens, faisant ainsi de la chambre
d’interrogatoire, et de toutes les tortures brutales dont elle est le
témoin, un trou noir irrémédiablement perdu dans l’espace et le temps.
Les détenus sont déplacés autour de la prison les yeux bandés, y compris
de leurs cellules aux salles d’interrogatoires. Et ce n’est pas qu’un
autre procédé ; c’est en fait l’une des manifestations les plus cruelles
du modus operandi de l’isolement. Comme si ce n’était pas assez que les
cellules soient construites sous terre sans fenêtres ni trous de
lumière, elles sont aussi peintes d’une couleur sombre et maladive qui
s’accorde avec la couleur brune de l’uniforme des détenus, faisant
fusionner les vêtements du prisonnier avec son environnement comme s’ils
faisaient partie de la cellule, transformant l’uniforme du détenu en
constriction la plus étroite et la plus étouffante de son intimité
corporelle. Encore plus cruel est le fait que le détenu est empêché de
percevoir sa cellule en continuité avec d’autres endroits. Des chemins
créent des relations proportionnelles entre les espaces et, quand le
détenu est obligé de se déplacer les yeux bandés à travers les couloirs
de la prison, il/elle est obligé-e de penser à sa cellule comme à un
abîme absolu sans issue.
Pendant l’interrogatoire, le but principal de l’isolement est de réduire
l’accès du détenu à ce qui lui reste d’humanité. La prison, comme
appareil de répression, bloque toute forme d’interaction humaine avant
d’ouvrir d’infimes créneaux qui permettent les interactions approuvées
par les autorités (c’est-à-dire celles qui conduisent les détenus à
faire des aveux et donc à être condamnés aux périodes de détention les
plus longues). Les couleurs sont absentes des cellules, les détenus et
même les gardiens ne peuvent quitter leurs uniformes sombres. Seule une
personne peut porter des vêtements de couleur -l’interrogateur- et il
est la seule personne qui offre aux détenus du café aromatique au lieu
du thé inodore et incolore qu’ils boivent généralement dans leurs
cellules.
L’isolement en prison produit une illusion dans laquelle les détenus
sont persuadés que la seule voie pour récupérer leur liberté et leur
humanité passe par les interrogateurs. Si cette méthode ne marche pas,
le silence mortel des cellules est brisé par l’entrée d’un autre détenu
qui apporte des histoires du monde extérieur. Ce détenu se révèle être
un espion entraîné à recueillir secrètement des aveux. Ces méthodes ne
laissent aux détenus, qui brûlent de récupérer ce qui peut leur rester
d’humanité, aucune autre option que de plaider coupables, et de
succomber ainsi à l’appareil de répression. En ce sens, plaider
coupable, c’est comme tomber dans l’abîme de sa propre humanité.
La crise existentielle des grévistes de la faim
Un corps maintenu en prison pendant des années ou des décennies est vu
par le suppresseur comme un produit qui doit subir une « phase de
traitement » de longue durée. Plus le temps passe, plus les cicatrices
de la répression deviennent évidentes, et plus haute est la « qualité »
du produit. Un Palestinien dans une prison israélienne n’a pas le droit
de faire passer à l’extérieur ce que leur corps désire ardemment. En
fait, ils sont contrôlés à un point tel que n’importe quelle tentative
pour satisfaire leurs désirs corporels ou pour récupérer leur humanité
physique est contrée. Même manger d’une façon autre que celle définie
par les gardiens de prison est interdit. Le droit d’apprendre
(naturellement ou avec l’université) leur est aussi retiré (une loi
émise par la Cour Souveraine d’Israël interdit aux prisonniers
politiques palestiniens de poursuivre des études universitaires).
Egalement retiré est le droit d’avoir des relations sexuelles (une autre
loi israélienne interdit aux prisonniers palestiniens d’avoir des
visites conjugales avec leurs épouses). Des murs définissent les
mouvements ; la visibilité politique (protester) est interdite et avoir
un espace privé est entravé puisque la prison impose des conditions
sociales non-privées. Tous ces facteurs contribuent à empêcher les
détenus de pouvoir contrôler leurs actions extérieures.
Cette crise existentielle amène les prisonniers à faire naître l’idée
d’initier des grèves de la faim. Après avoir perdu le contrôle sur
l’extérieur, le prisonnier décide de se battre pour son humanité en
contrôlant ce qui est intérieur : les intestins. Le gréviste s’abstient
d’abord de manger puis, après un certain temps, la compréhension de leur
environnement se dégrade sévèrement ; leur capacité de bouger est
complètement perdue ; leur discours s’affaiblit ; et finalement, leur
condition médicale devient une affaire publique. Ainsi, le prisonnier
dérobe à la machine de répression le produit auquel elle aspire, ce qui
exaspère férocement la machine. En fait, c’est l’attentat contre la
machine qui est le plus essentiel à la grève, plutôt que la faim
elle-même.
C’est une manifestation typique de l’attitude existentialiste de Sartre
en direction de la liberté de choix absolue. La pensée binaire du
prisonnier fonctionne ainsi : « Je ne peux pas avaler ce que je veux (en
parlant de nourriture), je vais donc garder vide mon système digestif.
Je ne peux pas apprendre ce que je veux (éducation), je vais donc fermer
sans cesse mes yeux et mes oreilles. Ma capacité de mouvement est
restreinte (mobilité), je ne serai donc plus capable de bouger, même si
eux le veulent. » L’opposition binaire est très évidente quand il s’agit
de visibilité et d’intimité : « Le monde ne peut entendre mes cris et
mes protestations, alors je vais recourir au silence. Je ne peux pas
avoir d’espace privé, je vais donc trans former mon bilan médical en
affaire publique internationale. » Ironiquement, la défaite absurde
d’Israël est clairement visible dans la scène récurrente bien connue se
grévistes de la faim gisant les mains attachées sur leur lit d’hôpital,
incapables de s’enfuir même s’ils le voulaient.
Répression intestinale
La Loi israélienne sur l’Alimentation Forcée, décrétée il y a quelques
semaines, permet aux tribunaux d’autoriser le gavage forcé des
prisonniers palestiniens à la demande de la Shabak et des autorités
carcérales. On passe un tube par le nez ou la bouche du détenu afin
d’atteindre l’estomac, éliminant ainsi la participation du détenu au
processus d’alimentation. Cette nouvelle loi ne signifie pas qu’Israël
n’a pas déjà pratiqué l’alimentation forcée : beaucoup de prisonniers
sont morts en martyrs dans le passé après avoir été nourris de force,
dont Abdelqader Abu Al-Fahm (1970) et Ali Al-Jaafari (1980). Il est
facile de se représenter la répression vicieuse du régime israélien sous
forme de murs de béton et de menottes en acier, ce qui nous aide à
comprendre comment ce régime prédateur contrôle nos corps de
l’extérieur. Cependant, dans le cas de l’alimentation forcée, nous
sommes confrontés à une scène brutale dans laquelle l’instrument de
répression est enfoncé profondément dans les organes du détenu et les
ronge intérieurement. Il ne s’agit pas d’une simple claque sur le visage
du prisonnier, mais plutôt d’un acte qui rompt les tissus du système
digestif du prisonnier. Le détenu, qui ne pouvait pas conserver la
propriété de ses vêtements personnels pendant l’interrogatoire, est
maintenant dépourvu de la propriété de ses propres intestins, alors que
son corps est transformé de force en simple container contrôlé par
l’appareil de répression, à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.
Lorsque j’ai parlé du choix binaire des grévistes de la faim, j’ai
mentionné la nourriture, l’éducation, la mobilité, la visibilité et
l’intimité. Le seul facteur que je n’ai pas mentionné, c’est l’activité
sexuelle, parce que le choix binaire requiert ici un « autre ».
L’alimentation forcée apporte le pôle opposé de cet « autre ». Les
autorités carcérales empêchent les prisonniers d’agir instinctivement,
émotionnellement et intimement, et on se sert alors de la grève de la
faim pour obliger la prison à devenir l’ »autre » opposé polaire :
L’alimentation forcée contredit les instincts humains du corps, et les
émotions du détenu sont brutalement violées par l’insertion d’un corps
physique étranger, tandis que son intimité est complètement gommée par
la présence des équipes judiciaire et médicale ainsi que de millions de
personnes qui suivent les nouvelles dans le monde entier. Le détenu est
ainsi obligé de « satisfaire » son corps contre sa volonté.
Tout ceci ne se passe pas secrètement dans de petites allées sombres ou
dans des chambres de bâtiments étroitement surveillés. Ce viol a le
soutien d’une loi qui a été votée par le parlement israélien à une
majorité de 46 contre 40, ratifiée par les tribunaux et surveillée par
les cadres politiques.
Rationaliser le mal
Le fait qu’Israël ait eu recours à de telles méthodes, politiques et
juridiques, de torture des détenus montre que la prison, en tant que
machine de répression, n’est qu’une petite partie d’une plus grande
usine de répression connue sous le nom de Sionisme. Plus important,
l’inclusion de l’alimentation forcée dans la loi procure à Israël une
structure cohérente pour l’exercer et le met ainsi face à face avec une
question cruciale pour comprendre le Sionisme : la question du
rationalisme. L’alimentation forcée n’est pas une folie vindicative, ni
un massacre commis par une occupation, ni le crime d’un colon qui brûle
un enfant. L’alimentation forcée est un choix très rationnel entre
gagner et perdre. Bien que ce soit l’un des outils les plus dangereux,
violents et éventuellement fatals pour empêcher la liberté des
Palestiniens, l’utilisation de cette méthode est cependant beaucoup
moins risquée pour la prison (la machine de répression) que de perdre le
« produit » en relâchant les détenus.
L’alimentation forcée est par conséquent la représentation la plus
claire du rationalisme du Sionisme en général, et de son bras militaire
en particulier. C’est une forme purement comportementale et extrémiste
de rationalisme qui ne répond à aucun argument raisonnable juridique,
humanitaire ou éthique. Il répond simplement aux facteurs de victoire et
de défaite – victoire en termes de maintien des Palestiniens en prison
aussi longtemps que possible, tout en préservant Israël aussi longtemps
que possible. Le rationalisme comportemental devient plus évident si
nous nous tournons vers les racines européennes du Sionisme. Les deux
philosophes Adorno et Horkheimer associent cette forme de rationalisme
aux racines de la culture européenne (L’Odyssée en particulier) comme
exemple de perte d’humanité au profit du maximum d’efficacité dans le
travail. En recherchant une compréhension sociale et culturelle
d’Israël, l’alimentation forcée nous rappelle que nous avons affaire à
un système fort, abstrait et soigneusement conçu, qui ne considère rien
d’autre que ses victoires (la répression des Palestiniens) et ses pertes
(la liberté des Palestiniens). Quand Adorno et Horkheimer ont écrit »
La Dialectique de la Raison » en 1944, ils cherchaient à expliquer le
pouvoir des régimes fascistes (le Nazisme en particulier) eu égard à
leur concept de la « raison instrumentale ». Leurs explications ne sont
plus requises, puisque l’autoritarisme et la cruauté du régime israélien
peuvent facilement et parfaitement expliquer cette mentalité
criminelle.
(Par Majd Kayyal)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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