samedi 3 octobre 2015

Syrie : Le photographe de l'horreur (Garance Le Caisne)

Ce sont des corps émaciés, brûlés, martyrisés, violés. Il y a 45 000 photos. Il y a des enfants. Des vieillards. Des jeunes femmes. Beaucoup d'hommes de 20 ans, 30 ans. Ils portent un numéro sur la peau, tracé au gros marqueur noir. Ces clichés, c'est « César » (un nom d'emprunt) qui les a collectés, un à un, pendant plus de deux ans. Longtemps, il a été photographe pour la police syrienne. Il prenait des photos d'accidents de voiture, des photos de victimes. Son travail constituait des pièces à conviction pour des procès futurs. Il travaillait main dans la main avec les médecins légistes et les juges.
À partir de 2011 et des premières manifestations anti-Bachar el-Assad, les supérieurs de César ont confié une nouvelle mission à ce « photographe » : documenter l'horreur. Il fallait garder la trace de ceux qui mourraient entre les mains, les câbles, les sécateurs de la police et qui, pour beaucoup, ont été enterrés dans des fosses communes. Pourquoi ? On ne le saura jamais vraiment. Pour respecter la procédure ? Pour transmettre les photos aux généraux et prouver que le travail était bien fait ? Ou tout simplement pour montrer aux familles ce qui avait été fait de leurs enfants qui avaient osé descendre dans la rue ?  Peu importe. L'État syrien est bien organisé. Il fallait constituer des rapports. Et c'est César, modeste photographe de police, qui s'en est chargé.
Dès le début du « printemps syrien », César a donc fait le tour des centres de détention. Il a pris lui-même des milliers de photos. Il a aussi collecté celle de ses collègues. Il a mis la main sur 45 000 clichés. Chacune de ses photos donne le vertige, la nausée et retourne toutes les certitudes.

Corps émaciés
Les photos sont désormais entre les mains de la justice internationale. Elles ont été décortiquées, analysées par tous les services secrets occidentaux pour être sûr qu'il ne s'agissait pas d'un montage ou d'une manipulation. Elles sont bien réelles. Ces 45 000 photos, César les a fait glisser sur plusieurs clefs USB cachées dans ses chaussettes et dans ses sous-vêtements et les a sorties du pays. Il a compris qu'il ne pouvait se contenter de photographier sans fin ces cadavres sans le faire savoir au reste du monde.
C'est un document. « Document », le mot ne convient pas vraiment. Ce sont des archives, celles de l'horreur. Garance Le Caisne, une journaliste indépendante (qui a longtemps continué à aller à Alep pour raconter le quotidien des Syriens), a passé des heures et des heures avec César pour qu'il lui raconte son histoire. Pas question d'en faire héros, un lanceur d'alerte calibré pour Hollywood. Il s'agissait « seulement » pour la journaliste de lui faire raconter ce qu'il a vu. Pas besoin d'en rajouter.
C'est la première fois (et sans doute la dernière avant de parler aux juges) que César accepte de décrire les milliers de cadavres qu'il a photographiés et qui hantent ses nuits. Face à lui, pour recueillir ses propos, il fallait une journaliste sans ego, modeste qui connaît la pudeur des hommes arabes pour confesser César. Ces deux-là se sont trouvés.
Réfugié dans une capitale européenne, l'homme a peur. Ce qu'il a entre les mains conduira un jour, demain, dans dix ans, les principaux dignitaires du régime syrien devant des juges internationaux. Il faudra qu'ils répondent du meurtre et de la torture subie par ce vieillard sans force qui n'avait pas d'arme à la main. Il faudra qu'ils justifient ces corps émaciés. Et aussi le cadavre de cet enfant. Il faudra aussi comprendre pourquoi dans leur tête cette jeune femme, si belle dans son tee-shirt noir et qu'on croirait sortie de la Sorbonne ou de n'importe quelle université européenne, a été salie jusque dans la mort. Il faudra que ces milliers de photos, ces milliers de preuves rendent justice un jour à chaque victime, une par une. Les choses ont commencé le jour de la sortie du livre : la justice française a mis la main sur ces photos. Parmi les victimes, il y a un Franco-Syrien. L'État français a donc porté plainte. Mais tout le monde sait bien qu'avant que les officiers des renseignements syriens s'expliquent devant un magistrat, des années vont passer.

Cheminer avec l'horreur
Pour tenir le choc, ne surtout pas faire dans le sensationnalisme, rester digne et raconter le plus fidèlement ce que lui disait César, Garance Le Caisne a relu le livre-témoignage de Jan Karski sur le ghetto de Varsovie, les livres de Jean Haztfeld sur le Rwanda. Elle est restée fidèle à chaque mot de César. Aucune légèreté n'était permise. D'ailleurs, il n'y a que des mots dans ce livre. Pas les photos de César et c'est beaucoup mieux. Les mots du photographe sont suffisamment glaçants sans qu'on ait besoin de voir ces photos.
Collecter les propos de cet homme que rien dans son parcours ne destinait à devenir une sorte de Juste (même s'il n'a sauvé personne) en faisant connaître au reste du monde ces documents est une sacrée responsabilité. Il faut savoir poser « la » bonne question juste et digne, savoir jusqu'où aller… Il faut protéger son témoin, le pousser dans ses retranchements pour être le plus précis possible, le plus rigoureux. L'auteur n'en est pas ressorti indemne. Le lecteur non plus. Lire ces pages, c'est cheminer avec l'horreur. C'est surtout ouvrir les yeux.

Opération César, au Cœur de la machine de mort syrienne, par Garance Le Caisne, Stock, 238 pages, 18 euros.

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