Ce sont des corps émaciés, brûlés, martyrisés, violés. Il y a 45 000
photos. Il y a des enfants. Des vieillards. Des jeunes femmes. Beaucoup
d'hommes de 20 ans, 30 ans. Ils portent un numéro sur la peau, tracé au
gros marqueur noir. Ces clichés, c'est « César » (un nom d'emprunt) qui
les a collectés, un à un, pendant plus de deux ans. Longtemps, il a été
photographe pour la police syrienne. Il prenait des photos d'accidents
de voiture, des photos de victimes. Son travail constituait des pièces à
conviction pour des procès futurs. Il travaillait main dans la main
avec les médecins légistes et les juges.
À partir de 2011 et des premières manifestations anti-Bachar el-Assad,
les supérieurs de César ont confié une nouvelle mission à ce «
photographe » : documenter l'horreur. Il fallait garder la trace de ceux
qui mourraient entre les mains, les câbles, les sécateurs de la police
et qui, pour beaucoup, ont été enterrés dans des fosses communes.
Pourquoi ? On ne le saura jamais vraiment. Pour respecter la procédure ?
Pour transmettre les photos aux généraux et prouver que le travail
était bien fait ? Ou tout simplement pour montrer aux familles ce qui
avait été fait de leurs enfants qui avaient osé descendre dans la rue ?
Peu importe. L'État syrien est bien organisé. Il fallait constituer des
rapports. Et c'est César, modeste photographe de police, qui s'en est
chargé.
Dès le début du « printemps syrien », César a donc fait le tour des
centres de détention. Il a pris lui-même des milliers de photos. Il a
aussi collecté celle de ses collègues. Il a mis la main sur 45 000
clichés. Chacune de ses photos donne le vertige, la nausée et retourne
toutes les certitudes.
Corps émaciés
Les photos sont désormais entre les mains de la justice internationale.
Elles ont été décortiquées, analysées par tous les services secrets
occidentaux pour être sûr qu'il ne s'agissait pas d'un montage ou d'une
manipulation. Elles sont bien réelles. Ces 45 000 photos, César les a
fait glisser sur plusieurs clefs USB cachées dans ses chaussettes et
dans ses sous-vêtements et les a sorties du pays. Il a compris qu'il ne
pouvait se contenter de photographier sans fin ces cadavres sans le
faire savoir au reste du monde.
C'est un document. « Document », le mot ne convient pas vraiment. Ce
sont des archives, celles de l'horreur. Garance Le Caisne, une
journaliste indépendante (qui a longtemps continué à aller à Alep pour
raconter le quotidien des Syriens), a passé des heures et des heures
avec César pour qu'il lui raconte son histoire. Pas question d'en faire
héros, un lanceur d'alerte calibré pour Hollywood. Il s'agissait «
seulement » pour la journaliste de lui faire raconter ce qu'il a vu. Pas
besoin d'en rajouter.
C'est la première fois (et sans doute la dernière avant de parler aux
juges) que César accepte de décrire les milliers de cadavres qu'il a
photographiés et qui hantent ses nuits. Face à lui, pour recueillir ses
propos, il fallait une journaliste sans ego, modeste qui connaît la
pudeur des hommes arabes pour confesser César. Ces deux-là se sont
trouvés.
Réfugié dans une capitale européenne, l'homme a peur. Ce qu'il a entre
les mains conduira un jour, demain, dans dix ans, les principaux
dignitaires du régime syrien devant des juges internationaux. Il faudra
qu'ils répondent du meurtre et de la torture subie par ce vieillard sans
force qui n'avait pas d'arme à la main. Il faudra qu'ils justifient ces
corps émaciés. Et aussi le cadavre de cet enfant. Il faudra aussi
comprendre pourquoi dans leur tête cette jeune femme, si belle dans son
tee-shirt noir et qu'on croirait sortie de la Sorbonne ou de n'importe
quelle université européenne, a été salie jusque dans la mort. Il faudra
que ces milliers de photos, ces milliers de preuves rendent justice un
jour à chaque victime, une par une. Les choses ont commencé le jour de
la sortie du livre : la justice française a mis la main sur ces photos.
Parmi les victimes, il y a un Franco-Syrien. L'État français a donc
porté plainte. Mais tout le monde sait bien qu'avant que les officiers
des renseignements syriens s'expliquent devant un magistrat, des années
vont passer.
Cheminer avec l'horreur
Pour tenir le choc, ne surtout pas faire dans le sensationnalisme,
rester digne et raconter le plus fidèlement ce que lui disait César,
Garance Le Caisne a relu le livre-témoignage de Jan Karski sur le ghetto
de Varsovie, les livres de Jean Haztfeld sur le Rwanda. Elle est restée
fidèle à chaque mot de César. Aucune légèreté n'était permise.
D'ailleurs, il n'y a que des mots dans ce livre. Pas les photos de César
et c'est beaucoup mieux. Les mots du photographe sont suffisamment
glaçants sans qu'on ait besoin de voir ces photos.
Collecter les propos de cet homme que rien dans son parcours ne
destinait à devenir une sorte de Juste (même s'il n'a sauvé personne) en
faisant connaître au reste du monde ces documents est une sacrée
responsabilité. Il faut savoir poser « la » bonne question juste et
digne, savoir jusqu'où aller… Il faut protéger son témoin, le pousser
dans ses retranchements pour être le plus précis possible, le plus
rigoureux. L'auteur n'en est pas ressorti indemne. Le lecteur non plus.
Lire ces pages, c'est cheminer avec l'horreur. C'est surtout ouvrir les
yeux.
Opération César, au Cœur de la machine de mort syrienne, par Garance Le Caisne, Stock, 238 pages, 18 euros.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire