Un petit cortège de voitures
s'éloigne de Kairouan. Au bord de la route, les maisons sont couvertes
de guirlandes de piments rouges que l'on fait sécher après la récolte.
Hormis quelques coups de klaxon pour attirer l'attention des habitants
qui saluent parfois de la main, le passage est discret. Par les fenêtres
ouvertes, des drapeaux flottent au vent. Ils sont frappés du logo
d'Ennahda. Le parti islamiste qui a raflé ici près de 43 % des votes
lors des premières élections libres en 2011 est en campagne.
Les voitures quittent la route et
empruntent une piste ocre que longent des figuiers de barbarie. Un arrêt
minuté au milieu de nulle part : on distribue des tracts avec le numéro
de liste qu'il faudra cocher le jour J. Les deux candidats, têtes de
listes et députés sortants, Mahmoud Gouia et Farida Laabidi, échangent
quelques mots avec les habitants. "On est plutôt bien accueillis, mais
certains nous demandent pourquoi il n'y a pas d'eau, se plaignent de
l'état des routes, reconnaît Farida Laabidi. On explique que la
Constitution, la mise en place de l'instance électorale nous a pris du
temps. Nous avons passé presque trois ans au pouvoir, il est normal que
l'on soit critiqués."
Des candidats pris à parti
Puis le cortège repart, direction
Bir Jdid, un autre village. Sur la rue principale, une mosquée, quelques
échoppes et un café. Candidats et militants ont prévu d'y rencontrer
les habitants. "Vive Béji !" lance un homme au passage du petit groupe.
Il fait référence à Béji Caied Essebsi, le leader de Nidaa Tounès,
principal parti opposé à Ennahda. Un militant évacue l'incident :"Ils
s'imaginent que Béji va augmenter le prix du vin..."
Les chaises sont installées en
cercle, mais, avant même que la discussion ne commence, un jeune client
proteste : cette rencontre constitue une réunion politique et n'a pas
été autorisée. Sûrs de leur droit, les candidats préfèrent pourtant
éviter les tensions et se préparent à partir. Si Salah a pourtant des
choses à dire aux députés sortants : "Tout ce qu'on demande, c'est l'eau
courante dans le village. L'école primaire n'en a pas et il n'y a pas
d'électricité pour faire fonctionner un puits." C'était déjà le cas il y
a trois ans, précise le vieil homme de 64 ans : "On doit aller à 6
kilomètres pour chercher de l'eau."
Pris à partie, les candidats se
justifient, expliquent qu'il leur était difficile d'agir. Que leur
mandat a été consacré à la Constitution, une tâche immense. Si Salah est
presque convaincu : "C'est vrai qu'il y a encore beaucoup de
corruption, l'ancien régime est toujours en place et a empêché Ennahda
de faire son travail... Il faut patienter." Il ne sait pas encore pour
qui il votera dans une semaine.
Une ville délaissée
Retour à Kairouan et changement de
décor. Un magasin de meubles dans le centre-ville. Nous sommes chez
l'oncle de Makram. Le jeune homme et ses amis ont presque tous voté pour
le parti islamiste en 2011. Ce ne sera pas le cas en 2014. Makram, la
vingtaine, est prof de sport mais n'a pas trouvé de poste et gère un
café qu'il a monté grâce à l'aide de sa famille. "Je n'ai pas voulu
tomber dans le piège du chômage, mais d'autres n'ont pas cette chance",
commente-t-il. "Ennahda a été un recul en arrière. Ils sont trop
conservateurs, ont accusé beaucoup de Tunisiens d'être des mécréants."
Il milite aujourd'hui pour Afek Tounes, un parti libéral, convaincu que
ce parti reconnaît "une vraie valeur à la jeunesse".
À regarder les chiffres, Kairouan,
la troisième ville du pays, et son gouvernorat sont dans une situation
préoccupante : le taux de pauvreté est supérieur d'un tiers à la moyenne
nationale. Les offres d'emploi sont quasi inexistantes. La ville
souffre d'être enclavée, pourtant Sousse et la côte ne sont qu'à 60
kilomètres. Beaucoup trouvent donc du travail ailleurs : le taux de
chômage est égal à la moyenne nationale.
Pas un cinéma dans la ville ni un
jardin public, se plaint aussi le groupe d'amis. Yehyia est cadreur, il
travaille à Tunis. "J'ai voté Ennahda en 2011, à cause de leur passé et
de leur programme. Je pensais qu'ils nous débarrasseraient des membres
de l'ancien régime." À sa gauche, Anis aussi en veut au parti islamiste
qui a dirigé la coalition au pouvoir pendant trois ans : "J'avais
confiance, j'attendais qu'ils relèvent l'économie." Le jeune homme qui a
étudié la pharmacie en Roumanie travaille désormais dans l'officine de
son père. Son choix a aussi été idéologique en 2011. "Je suis
islamophile", explique-t-il. "Mais je les rends responsables de
l'apparition du terrorisme. Rached Ghannouchi s'est adressé aux
salafistes en disant nos enfants. Nos forces de l'ordre ont été
attaquées." À part Makram qui milite pour Afek Tounes, les autres ne
savent pas pour qui voter, mais ce ne sera pour aucun des deux grands
partis, Ennahda ou Nidaa Tounes.
Salafistes et charia
Miled, la cinquantaine, a aussi voté
Ennahda en 2011. Lui est un déçu du parti islamiste, mais pour des
raisons opposées : "Les questions de vie quotidienne sont importantes,
mais c'est la religion qui m'intéresse le plus." Selon lui, le parti a
abandonné ce terrain : "Ennahda voulait baser la Constitution et la loi
sur la charia, mais l'opposition n'a pas accepté, et ils ont cédé."
En mai 2012, Kairouan accueille le
congrès fondateur d'Ansar al-Charia, l'organisation salafiste. L'endroit
n'a pas été choisi au hasard. Kairouan est une des villes saintes de
l'islam. Quelques milliers de jeunes hommes, barbes fournies et vêtus de
kamis, débarquent dans l'enceinte de la ville. Les murs de la médina
gardent à certains endroits des pochoirs de drapeaux noirs frappés de la
chahada, la profession de foi musulmane. L'étendard est connu
aujourd'hui comme le drapeau de l'organisation État islamique. En 2013,
le Congrès de l'organisation n'est pas autorisé par le gouvernement
d'Ali Larayedh, Premier ministre d'Ennahda. L'organisation sera classée
terroriste en août 2013. Une décision que Miled condamne : "Tous ne sont
pas terroristes, Ennahda a été trop dur avec les salafistes." Il tient à
se déplacer le jour des élections, votera sans doute blanc. Même déçu,
il concède : "Si je vote, ce sera pour Ennahda, c'est le seul parti qui
n'écarte pas la religion de la vie publique, mais j'attends qu'elle
retrouve sa place."
En mai 2012, lorsque les salafistes
débarquent à Kairouan, Moataz, lui, préfère quitter la ville. Il
reconnaît avoir été inquiet. Depuis sa création au printemps 2012, il
est impliqué dans Nidaa Tounes, le parti créé par Béji Caied Essebsi, 87
ans, ministre sous Bourguiba, président du Parlement sous Ben Ali, et
aujourd'hui principal leader de l'opposition à Ennahda. Il n'a pas voté
en 2011 : "Je n'étais pas convaincu par les autres partis, les zéros
virgules [en référence au faible score qu'ils ont obtenu, NDLR] vont
commettre les mêmes erreurs : seul Nidaa est capable de battre Ennahda.
Ceux-ci ont joué sur la peur de l'ancien régime, se sont posés en
victimes ou ont parlé au nom des pauvres, mais aujourd'hui le masque est
tombé."
Retour de l'ancien régime
À Kairouan, 61 listes s'affronteront
le 26 octobre prochain pour 9 sièges à l'Assemblée. La plupart sont
inconnues, leur nombre très important accroît la confusion des
Kairouannais. "Avec des listes éparpillées, c'est le plus fort qui va
gagner", juge Inès, psychiatre. Elle ne votera pas pour Ennahda cette
fois-ci, mais pas non plus pour Nidaa Tounes : "Il y a des têtes que je
ne veux pas revoir. Pour eux comme pour la plupart des partis, à part
être anti Ennahda, le programme n'est pas clair. Ennahda a fait des
erreurs, mais on leur a mis beaucoup de bâtons dans les roues."
Sur un mur d'école, un quadrillage
de peinture noire, un homme vient de badigeonner une affiche de colle
blanche, dans une des cases juste en dessous, le programme du parti de
la modernité. Il se présente : Abderraouf Bazaoui, avocat président du
parti et tête de liste. Il raconte ses années dans les structures du
RCD, le parti de Ben Ali. Ses mandats de député de Kairouan, puis sa
mise au placard lorsqu'il perd les élections du comité central,
frauduleuses selon lui. Plusieurs cadres de l'ancien régime se sont
portés candidats pour ces élections. À Kairouan, le nom de Mohamed
Ghariani, originaire de la ville, est souvent prononcé. L'ancien
secrétaire du RCD ne se présente sur aucune liste, mais il a été
"recruté" par Nidaa Tounes, plus précisément comme conseiller politique
de Béji Caied Essebsi, son président. Un ralliement qui fait des remous à
l'intérieur même du parti. "Ghariani a tout un carnet d'adresses qui
peut être très utile à Nidaa", estime Abderraouf Bazaoui.
Abdel est un guide non accrédité par
le ministère, un de ceux qui abordent les touristes, comme un habitant
dévoué qui se propose de les orienter, puis finit par monnayer ses
services. Il vient de repérer un groupe de motards italiens qui achève
une excursion dans le sud et tente d'attirer leur attention. "J'ai vendu
des tapis pendant 21 ans, depuis 2013, le tourisme est mort, c'est
fini. Tout le monde a voté pour Ennahda, on croyait qu'ils étaient propres.
Il n'y a plus de travail. Le prix du kilo de viande a doublé ! Je suis
perdu avec toutes ces listes. Je vais voter Béji car il connaît bien les
Tunisiens, il a de l'expérience depuis Bourguiba. De toute façon, nous
ne sommes plus au temps de Ben Ali. On choisit quelqu'un pour cinq ans ;
si ça va, il continue. Sinon, il s'en va..."
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